PENDANT LA GRANDE GUERRE,

LES TRAVAILLEURS CHINOIS DANS LA VALLEE DU CHER.

En étudiant les documents relatifs à la présence Américaine dans le Loir et Cher, j'ai trouvé dans une liasse conservée aux ADLC, un billet du Sous-Préfet de Romorantin, daté du 7 mars 1917. 

Il a retenu toute mon attention.

Ce billet de 8 lignes, est adressé au Préfet de Loir et Cher : " J'ai l'honneur de vous rendre compte à toutes fins utiles qu'une sentinelle Américaine du camp de Gièvres a tiré sur un chinois qui quittait le camp sans autorisation et l'a tué. Le colonel commandant le camp en a téléphoné au Procureur de la République et l'affaire a été réglée entre le magistrat et cet officier."

8 lignes administratives et l'affaire est classée !

Cette " affaire" soulève beaucoup de questions.

Que faisait ce "chinois" dans le camp de Gièvres ? Combien étaient ils ?  Comment vivaient ils ? 

Hormis les photos de Walter J. Bender, photographe américain, prises dans le camp de Pruniers, on ne trouve aucune trace des travailleurs chinois dans la Vallée du Cher. 

Leur histoire est quasiment méconnue.

Quelques documents administratifs conservés aux ADLC lèvent, partiellement, un coin du voile.

UNE IMPORTANTE MAIN D’OEUVRE ETRANGERE

Le 30 mars 1918, le poste de Gièvres de la 5ème légion de Gendarmerie dénombre 1105 ouvriers de nationalité chinoise. Ils sont employés dans le camp américain.

Ils y côtoient des ouvriers de nationalité espagnole (274), grecque (59), égyptienne (63), belge (21), maltaise (33), Suisse (11).

Ils sont employés par l'armée américaine.

Trois entreprises françaises travaillant pour les américains, emploient dans ce camp respectivement 2, 36 et 199 ouvriers de nationalité espagnole. 

L'officier de liaison du General Intermediate Supply Depot (G.I.S.D) de Gièvres relève  dans une note en date du 17 octobre 1918 que " les chinois qui étaient au nombre environ de 2000 il y a une quinzaine de jours, ne sont plus que 250...". 

Il confirme l'appréciation de la gendarmerie selon laquelle "les effectifs variaient  quotidiennement". Aucune explication n'est donnée sur les raisons de ces variations.

La main d'œuvre étrangère était, donc, nombreuse.

Le groupement des travailleurs chinois de Pruniers, lui, compte 1188 chinois à la date du 11 décembre 1918.

A ce jour, peu d'éléments nous permettent de mesurer avec précision ce que furent les conditions  de vie de ces travailleurs dans la Vallée du Cher.

L'affaire de la consommation du sucre par les chinois nous permet de l'imaginer.

SUCRE OU PAS SUCRE ?

L'affaire de la consommation du sucre par les travailleurs chinois, intervient avec le rationnement du sucre et l'instauration d'une carte du sucre pour la population.

Elle semble avoir duré plusieurs mois et hantée les nuits du Sous-Préfet de Romorantin !

Le 7 mars 1917, le Lieutenant commandant le groupement chinois de Pruniers demande au Sous-Préfet, d'interdire aux boulangeries et aux débitants de fournir du pain et du sucre aux chinois, au prétexte qu'ils sont nourris comme les militaires, et perçoivent journellement 600 grammes de pain.

Des mesures furent - elles prises ?

Si oui, la suite des événements nous permet de douter de leur efficacité.

Puisqu'un nouveau billet du Sous-Préfet en date du 10 octobre 1918, adressé, cette fois au Maire de Romorantin affirme que "les difficultés que soulève l'alimentation de la population ouvrière de Romorantin, s'augmente de ce fait que malgré toutes les mesures prises, les chinois continuent d'acheter des denrées d'alimentation."

Il envisage de préciser à l’autorité militaire que les chinois ne doivent acheter aucune denrée alimentaire dans les magasins et sur les marchés.

Si cette interdiction n'est pas respectée, il demandera que la ville soit consignée aux Chinois.

La réponse des autorités militaires est nette.

Elle précise que le nombre de chinois a diminué, ils ne sont que 250 ( sans expliquer où sont passés les autres), qu'ils ne se rendent jamais à Romorantin, et que donc ils ne sont pas responsables des difficultés que rencontre la population pour s'alimenter.

Mais les choses n'en restent pas là.

Le 11 décembre 1918, le Capitaine commandant le groupement chinois de Pruniers, adresse au Sous-Préfet  de Romorantin, une note manuscrite. Elle traite de la ration de sucre que les travailleurs chinois doivent percevoir mensuellement.

Étant nourris par l'employeur américain au moyen de denrées provenant d'Amérique, la carte d'alimentation attribuée aux travailleurs chinois " n'aurait d'utilité que pour son coupon de sucre."

Et, il joint la circulaire du ministre de la guerre traitant du " droit des travailleurs chinois à la ration de sucre allouée à la population civile."

Cette circulaire en date du 31 octobre 1918, sous le timbre de la "Direction des troupes coloniales, service de l'organisation des troupes coloniales" nous renseigne, un peu, sur le statut de ces travailleurs chinois.

Bien que travailleurs civils, ils sont administrés par les services des troupes coloniales de l'armée française. 

Cela explique leur rassemblement en groupement, sous le commandement d'un officier de l'armée. 

Ce sont des travailleurs sous contrat d'embauche, 

Dans le contrat d’embauche, il est prévu une ration alimentaire.

La ration mentionnée au contrat est un "minimum" que doit fournir l'employeur qui nourrit les travailleurs chinois.

Ce minimum ne prévoit pas le sucre. Pour autant il ne leur est pas interdit d'en consommer. Ils peuvent en acheter.

Donc, ils sont soumis, au même titre que les particuliers au rationnement.

La carte de sucre doit leur être attribuée.

La quantité mensuelle est fixée à 500 grammes. 

Toutefois il faut distinguer deux cas :

Premier cas : le groupement auquel ils appartiennent forme un ordinaire géré par le commandant du groupement. Ce dernier s'adresse aux services de l'intendance pour obtenir les 500 grammes réglementaires.Deuxième cas : les travailleurs chinois sont nourris directement par l'employeur. Celui-ci doit se procurer une carte d'alimentation pour chaque travailleur chinois. Cette carte d'alimentation comporte un coupon sucre.

Suite à cela, il s'en suit un échange épistolaire sur l'utilisation du coupon. Mais rien ne vient confirmer si les travailleurs chinois ont pu manger du sucre.

On pourrait conclure de tout cela que pour un travailleur chinois, il était plus simple d'être tué que de manger du sucre.

A noter que le Général de l'Espée, commandant la 5eme Région militaire française dont le QG est à Orléans, s'adresse au Préfet de Loir et Cher pour lui demander, d'interdire la vente "aux travailleurs chinois  et autres travailleurs coloniaux" des revolvers et des couteaux à cran d'arrêt afin d'éviter des "inconvénients graves"

Cette "vision coloniale"du travailleur chinois n'était pas le seul fait des militaires ou des autorités administratives.

Dans son livre intitulé " Les Américains à Gièvres, l'abbé CHAUVEAU, curé de Gièvres, écrit  :

" la main d'œuvre étrangère fut largement utilisée par nos alliés qui employèrent un grand nombre de travailleurs chinois (…) Ces hommes furent précieux pour les gros travaux de peine : défrichage, construction des routes, creusage de fossés, etc.

Les étrangers qui arrivaient à Gièvres, étaient fort intrigués par ces représentants de la race mongole, au teint jaunâtre, à l'angle de l'œil très peu enfoncé,  aux sourcils fins et peu arqués, au nez large et aplati, aux pommettes saillantes, aux lèvres grosses et charnues, au menton court. Sont-ils intelligents et bons ouvriers ? Me demandait - on fréquemment. Je ne puis guère avoir sur eux d'idées personnelles, ne les ayant point fréquentés, mais j'ai entendu dire par un homme entendu, M. HARDY, Directeur du Parc Automobile, qu'il se trouvaient parmi les chinois qu'il employait, des ouvriers forts habiles en ébénisterie.  J'ai vu, de mes yeux, des ouvrages délicats sortis de leurs mains, et j'ai entendu dire, par le commandant Peres, si apprécié et si regretté de nous tous, qu'à la condition qu'on les traitât avec un grand esprit de justice et qu'on leur donnât abondamment le riz et les autres aliments dont ils sont friands, on en faisait ce que l'on voulait."

Des « curiosités » dociles en quelque sorte !

UN NOM ET UN MATRICULE

Un PV de gendarmerie en date du 15 avril 1918, nous rappelle que ces travailleurs chinois avaient un nom et aussi un numéro de matricule.

Ce jour là, deux gendarmes se rendent à la gare de Villefranche sur Cher " à l'effet de prendre deux travailleurs chinois arrêtés dans le département du Cher, pour les conduire au camp des travailleurs chinois de Pruniers." 

Les deux gendarmes trouvent les deux travailleurs, seuls, sans escorte dans un wagon de troisième classe.

Ils les fouillent et découvrent sur chacun d'eux un contrat de travail.

Un contrat est au nom de HOANG WAN THIER, matricule 18899, âgé de 25 ans, né dans la province de KION CHOUE, sous préfecture de CHAN YANG.

L'autre contrat est au nom KOIN KIN TONG, numéro de matricule 13030, âgé de 25 ans, né dans la province THAN TONG, sous préfecture de NAN THOAN.

L'orthographe des noms et des lieux (transcrits tels qu'ils figurent sur le PV) est peut être approximatif, mais que les gendarmes ROULLEAU Clotaire et LAGARDE Camille soient remerciés.

Ils nous ont permis de  sortir de l'anonymat deux de ces travailleurs chinois de la Vallée du Cher, pendant la Grande - Guerre.

NB : Pour approfondir l'histoire des travailleurs chinois pendant la Grande - Guerre, on se réfèrera aux actes du Colloque : " Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale, sous la direction de Madame LI MA, (éditions du CNRS, mai 2012).