Chapitre VI

A l’heure de la présence américaine en Loir et Cher :

Le contre-espionnage et la surveillance en Loir et Cher 





Sommaire :


Avant propos.

Le rôle du Commissaire Spécial de Police.

Une demande pressante du Préfet.

Une nouvelle demande du Préfet encore plus pressante enfin satisfaite.

Qui est Alphonse Bauer ?

Dans le département, il s’attèle immédiatement à la tâche.

Coopération ou volonté hégémonique du BCR ?

Le Général commandant la 5e Région exige le renvoi de Bauer.

La réponse du préfet : occupez vous de ce qui vous regarde !

La police américaine méconnait les règles françaises.

Une demande offensive au nouveau Préfet.


Avant propos.

Quelques rappels pour situer le contexte de l’action du Commissaire Spécial  de Police Alphonse Bauer dans le département de Loir et Cher.

Le 6 avril 1917, la République des Etats-unis déclare la guerre à l’Allemagne Impériale. 

Le président Wilson engage son armée, sur le sol français, aux côtés des alliés.

Par vagues successives, les troupes vont depuis l’Amérique, rejoindre les ports français de la façade atlantique, puis la zone des combats sur le front de Lorraine.

Sur leurs lignes de communications qui relient les ports de débarquement à la zone des combats, ils installent les services nécessaire à une armée dont l’effectif devait attendre 2 millions d’hommes.

L’une des plus importantes lignes de communication traverse le territoire de l’actuelle Région Centre. Pershing choisit cette partie du territoire pour y implanter une zone intermédiaire de ravitaillement de son armée.

Le Loir et Cher, mais aussi l’Indre et Loire, le Cher, l’Indre, et d’autres départements sont directement concernés.

Blois accueille un hôpital, un contingent sanitaire, et un centre de tri militaire; la Vallée du Cher, un centre géant de logistique , composé notamment d’une station-magasin gigantesque à Gièvres, un centre de production d’avions à Pruniers, et divers autres établissements ainsi qu’un centre de formation militaire à Noyers-St-Aignan pour les soldats en transits pour le front.

Les premiers soldats du génie y arrivent pour les repérages et les constructions en juin 1917, les derniers en partiront en automne 1919.

Leur nombre ne cesse de croître au fil des jours ainsi que les lieux de cantonnements. En 1918, plus de 200 000 hommes sont passés par Noyers. De nombreux villages aux alentours de Noyers sur Cher voient des troupes cantonner et s’entrainer. Monthou-sur-Cher est de ceux là.

Durant cette période, brève, les populations de ces villages dépeuplés par la mobilisation et confrontées à l’inquiétude, à la peur de la guerre, aux difficultés de la vie quotidienne, vont devoir cohabiter avec des soldats américains d’origine géographiques diverses mais aussi avec des travailleurs venus de Paris, de Belgique, d’Espagne, des colonies françaises, de Chine.

Prostitutions, débits de boissons, mercantis se multiplient tandis que les prix flambent et les denrées se raréfient.

Elles vont vivre une situation inédite, un choc culturel, technologique et social sans précédent.

Cet article est le premier d’une série sur cette période.


Le 15 février 1918 le « Commissaire Spécial de Police de première classe Alphonse Bauer » est nommé dans le Département de Loir et Cher par le ministre de l’Intérieur.

Le rôle du Commissaire Spécial de Police :

Le Commissaire Spécial de police est un agent de la Direction Générale de la Sureté Nationale.

Cette direction est placée sous la responsabilité directe du Ministre de l’Intérieur. En conséquence dans le département, le Commissaire Spécial est placé sous la responsabilité directe et explicite du Préfet qui assure les fonctions de Préfet de Police.

Les compétences du Commissaire Spécial de Police sont vastes.

Sa mission principale est d’assurer la surveillance de l’opinion publique afin de concourir avec les autres forces de police au maintien de l’ordre, ainsi qu’à la sécurité civile.

Pour cela, il surveille les prostituées ; il effectue les enquêtes de situation sur les personnes suspectées d’être ou dénoncées comme étant défaitistes ; sur les personnes qui demandent l’autorisation d’ouvrir une maison close ; sur les étrangers, leurs déplacements ; sur les syndicalistes de la CGT.

Dans ce cadre, il est aussi chargé de la police des chemins de fer.

La Direction Générale de la Sureté Nationale, ses services, le Commissaire Spécial,  sont les rouages de ce que l’on peut nommer la « police politique républicaine ».

Ils peuvent être considérés comme les ancêtres des Renseignements Généraux.

Enfin, il assure les missions de contre-espionnage. 

Pour ces missions, il reçoit ses instructions du Bureau Central de Renseignement (BCR) de la 5ème Région Militaire.

A ce titre il travaille avec le chef du BCR et le chef de l’Intelligence Section de l’armée américaine.

Une demande pressante du Préfet :

« L’envahissement heureux de son département » par l’armée américaine évoqué par le Préfet, le  place dans l’obligation de gérer une situation inédite à bien des égards, avec les moyens étriqués dont il dispose.

L’armée de Pershing installe une unité de montage des avions de guerre, une gigantesque plateforme de logistique, une division de dépôt et de formation de soldats, et divers autres services.

Le département de ce fait occupe une place stratégique nouvelle dans le dispositif de la guerre.

L’arrivée massive de militaires attirent mercantis, prostituées, en grands nombre.

Des opportunités d’espionnage s’offrent à l’ennemi.

L’armé française a reconstitué ses services de renseignements.

Après la bataille de la Marne, le Grand Quartier Général avait créé le 2eme Bureau du service de renseignement. Il coexistait avec le 2eme Bureau de l’Etat Major de l’Armée. Plus tard sera crée un 5eme Bureau au G.Q.G).

Toutefois les missions de contre-espionnage qu’elle avait perdues suite à l’affaire Dreyfus, dépendent toujours, du ministre de l’intérieur, et donc, des préfets dans les départements.

Le 14 décembre 1917, le Préfet Charles Arnault adresse à son ministre, une première demande d’affectation d’un commissaire spécial. 

L’arrivée par vagues successives des troupes et l’installations de services importants du  Corps Expéditionnaire Américain (CEA) justifient la présence d’un officier de police chargé du Contre-Espionnage.

Le 21 janvier 1918, le préfet est informé par un colonel de l’armée américaine que sur décision du Général Pershing, un centre de triage est installé dans la ville de Blois.

Ce centre de triage est, selon la définition que Pershing en donnera dans ses mémoires, « le camps de reclassement du corps expéditionnaire américain où les officiers reconnus inaptes à une tache particulière étaient examinés en vue de recevoir une mission qu’is seraient capables de remplir et où ceux dont la mise à la retraite demandée étaient rassemblés jusqu’a ce qu’il fut statué sur leur cas »

Laurence Stalling dans son livre « Les Sammies » explicitera le rôle du « centre de triage de Blois » dans le schéma du C.E.A.

« Bien des officiers -écrira t-il- étaient congédiés en raison d’une faiblesse cardiaque ou d’une tension trop élevée. Ils côtoyaient des hommes dont Pershing estimait qu’ils n’avaient pas le cran indispensable au commandement. Que l’on fut malade, trop âgé, frappé de crétinisme ou pleutre on se retrouvait automatiquement à Blois. Pas mal de blessés légers passaient également aux fins de reclassement, et ceux là se sentaient aussi abandonnés que les laissés pour compte ».

En 1918, un an après l’arrivée des premiers soldats, le dimanche 23 juin, alors que les soldats sont à la parade du soir, des réflexions hostiles à l’armée américaine retentissent à Blois.

Les spectateurs font remarquer bruyamment qu’ils feraient mieux d’aller au front que de défiler dans les rues avec des drapeaux.

Le Major Maddux qui commande ce centre de triage, trouve injuste l’hostilité des blésois. Il  s’adresse au Préfet. Dans une longue lettre il lui fait, pour justifier la présence massive de soldats à Blois, une description sans concession de la réalité de l’armée américaine en France et explique la mission de ce centre de tri. Il demande au Préfet d’informer la population :

 « jusqu’à présent, les soldats américains arrivant à Blois y sont restés un certains temps, jusqu’à ce qu’un nombre important y ait été réuni. Ces soldats sont en réalité des civils portant l’uniforme, n’étant pas organisés et ne sachant rien de la discipline, mais tous sont des spécialistes dans leur profession. Ce sont des ingénieurs, des machinistes, des infirmiers, des chimistes, des cimentiers, des forestiers, des conducteurs de locomotives, des pompiers etc.. enfin des ouvriers appartenant à des centaines de métiers, qui sont si nécessaires pour maintenir une armée sur pied.

 Nous nous sommes efforcés de créer une musique et de fournir à ces hommes de vieux fusils français, pour leur donner un peu d’esprit militaire pendant le temps qu’ils passaient ici dans l’attente d’ordres qui les fixeraient sur leur destination définitive et la part qu’ils prendraient dans cette terrible guerre ». (…)

« Le travail le plus important fourni par cette base depuis deux mois a été d’établir les papiers de tous ces soldats, d’obtenir à l’avance des ordres pour leur répartition à travers la France, de les classer selon leurs aptitudes, et de les diriger rapidement vers les postes qui leur auraient été assignés. Chaque heure qu’ils passent dans cette ville constitue pour le gouvernement américain : perte de nourriture, d’argent, d’habillement, perte aussi de leur travail, et c’est aujourd’hui le facteur le plus important ».

 

Le Préfet fera son possible pour apaiser le Major et conserver des relations amicales, notamment en proposant de susciter des articles dans la presse.

Mais, l’impatience et les interrogations sur le rôle de l’armée américaine sont bien présentes dans une partie de l’opinion publique.

Donc les troupes qui arrivaient de Nantes, Brest, Bordeaux, s’arrêtaient à Blois. Les soldats recevaient une affectation après un séjour plus ou moins long.

Ainsi la ville de Blois accueillera une garnison sans cesse renouvelée de 3 à 4000 hommes et 500 officiers, en plus des soldats et services qui cantonnent dans la vallée du Cher.

Les allemands ont intérêt à connaître le niveau de préparation, de l’état moral, du matériel du CEA.

Le risque d’espionnage est élevé.

L’armée américaine a, de son côté, réorganisé ses services de renseignements. L’état major de « l’Intelligence Section » est stationné à Tours. 

50 agents sont basés à Blois. Ils sont encadrés par 2 officiers.

Ils assurent l’ordre public de « bonne façon » dira le Préfet. 

Mais….. ils ne parlent pas le français.

Leur efficacité en matière de contre espionnage est donc très limitée.

Une nouvelle demande du Préfet encore plus pressante enfin satisfaite :

Le 23 janvier 1918, le Préfet renouvelle sa demande au ministre de l’Intérieur. L’installation du centre de tri à Blois renforce le besoin de la présence d’un Commissaire Spécial dans le département.

D’autres considérations de politique interne ont certainement joué en faveur d’un renforcement des forces de Police.

L’année 1917 fut caractérisée par les mutineries des Poilus.

La Révolution russe a revivifié l’esprit du socialisme et la volonté de paix. 

Le syndicalisme retrouve des couleurs, des grèves ouvrières contre la vie chère ont secoué les usines qui travaillent pour l’armée, y compris en Loir et Cher. 

Ce bouillonnement inquiète les pouvoirs publics. 

Il est impératif de veiller au bon ordre public et à la cohésion sociale.

Le 15 février 1918, le Commissaire Spécial de police Alphonse Bauer est nommé dans le département.

Le 22 mars 1918, une caserne de gendarmerie est installée à Giévres. Les 2 gendarmes qui la composent sont affectés en priorité à la surveillance de la main d’oeuvre étrangère qui travaille pour les américains.

Qui est Alphonse Bauer ?

Alphonse Bauer né le 18 juillet 1877 à Mulhouse, fera toute sa carrière dans les services de renseignement.

Il y entre vraisemblablement vers 1898.

C’est un fonctionnaire d’expérience.

Son expérience, il l’a forgé dans l’accomplissement de diverses missions, notamment pendant la guerre, en assumant les responsabilités de Chef du 2ème Secteur à Calais du 15 novembre 1914 au 15 avril 1917.

Dans ce secteur, il a travaillé en coopération avec les services Belges et l’Intelligence Service des alliés Britanniques. Il a acquis une solide pratique de la coopération avec les forces armées qui lui sera utile dans le département.

Ensuite, Il est en poste à Toulouse du 15 avril 1917 au 14 février 1918 où il surveille la frontière des Pyrénées. 

Dans le département, il s’attèle immédiatement à la tâche.

Dès son arrivée dans le département il s’attèle à ses missions. 

Deux questions doivent être résolues sans tarder.

La question des moyens tout d’abord : moyens financiers et humains en liaison avec la structuration d’un service de contre-espionnage, capable d’assurer la couverture des multiples implantations militaires dans le sud du département, ainsi que la surveillance de la population qui ne cesse de croître et de se diversifier.

Ensuite, la question de l’organisation et de la mise en oeuvre de la coopération nécessaire entre les trois composantes du contre-espionnage, dans la clarté des attributions de chacune et le respect mutuel. 

Chez Bauer, c’est une préoccupation constante. A maintes reprises, il fera à sa hiérarchie des propositions allant dans ce sens. 

Toutes concourent à affirmer l’indépendance de l’autorité civile face aux deux armées française et américaine.

Il réclame des moyens financiers :

Le territoire de sa juridiction est étendu. C’est la totalité du département.

Les cantonnements du CEA occupent la quasi totalité des localités sur l’axe Blois - Montrichard - Romorantin. C’est cette zone géographique là qui le préoccupe au premier chef.

Les transports sont difficiles. Les trains qui circulent sont peu nombreux. Il n’a pas de voiture.

Il doit faire face à des charges financières importantes, déplacements fréquents, cherté de la vie, graisser la patte aux indicateurs. Son traitement annuel de 4000 fr. n’y suffira pas.

Il demande donc au Préfet une « rallonge » financière, sous la forme d’une allocation régulière.

Le 12 mars le Préfet est en audience chez le  Ministre de l’Intérieur. Il se fait l’interprète des besoins de Bauer.

Mais en bon commis de l’Etat qui connait les limites budgétaire du gouvernement, il fait une proposition que l’on dirait aujourd’hui alternative : faire financer une partie du travail de Bauer par les Américains.

la réponse officielle du ministre ne se fait pas attendre.

Le 15 mars, par écrit le Ministre de l’Intérieur refuse d’attribuer au Commissaire Spécial « une allocation régulière qui constituerait un complément de traitement ».

« Mais - écrit-il - je ne vois aucun inconvénient à ce que conformément à votre proposition, Monsieur Bauer reçoive des autorités américaine une indemnité rémunératrice des services qu’il est appelé à leur rendre ».

Le Préfet a donc le feu vert ministériel pour demander aux américains une contribution financière.

Les événements vont s’enchainer très vite.

Le 19 mars, il rencontre le Capitaine de Waldemer de l’Etat Major de la 5é Région militaire.

Au cours de cette rencontre, les deux hommes s’accordent sur les grandes compétences du Commissaire Spécial et arrêtent la procédure à suivre pour approcher les américains.

Le 20 mars, le Capitaine écrit au Préfet pour lui signifier qu’en accord avec le Lieutenant Viguerrie Chef du BCR de la 5e Région militaire, il a sollicité le Lieutenant américain Bray, Chef de l’intelligence Section chargé d’assurer les relations entre le BCR français et l’Etat Major de l’Intelligence Section stationné à Tours.

Le Lieutenant Bray « se fait fort d’enlever la chose » écrit-il. « En effet, le Capitaine Klotz  (Officier Français de Liaison affecté à la Mission Française près l’armée Américaine) et même le Général Alexander (Commandant la 41e Division US de dépôt cantonnée à Noyers-sur-Cher) ne représentent qu’une fraction des intérêts américains ». Manière élégante de dire que l’Intelligence Section pèse lourd dans le Corps Expéditionnaire Américain.

Il précise que « l’autorité américaine - l’Intelligence Section - ne traitera qu’avec le préfet pour déterminer la somme à attribuer en rémunération des services rendus par Bauer aux troupes américaines ». 

Le lieutenant Bray rencontrera le Préfet le lendemain, 21 mars.

Je n’ai pas trouvé de traces écrites de cette rencontre. Mais tout laisse à penser que les Américains ont répondu favorablement à la demande préfectorale si l’on en juge par l’activité que déploiera Bauer auprès des américains.

Par contre, au niveau ministériel, le Commissaire Bauer rencontrera, tout au long de l’année 1918, des difficultés pour obtenir le remboursement de l’intégralité des ses frais.

Par note en date du 3 octobre, le ministre juge « forts exagérés » les états de frais du commissaire.

Ils s’élèvent à 291,75 fr pour le mois d’août et à 264,50 fr pour le mois de septembre.

Il invite fermement le préfet à demander à Monsieur Bauer « de réduire sensiblement le montant et à détailler ses dépenses »!

Bauer s’en expliquera dans une réponse au préfet en date du 5 novembre 1918 :

1° - Ses déplacements : Ils sont nécessaires « pour effectuer une surveillance active dans les localités où se trouvent les troupes américaines; pour procéder à des enquêtes qui ne peuvent être confiées à la gendarmerie ».

Quant à la surveillance des syndicalistes, elle est prenante : « quatre déplacements à Romorantin - au minimum - sont nécessaires pour la surveillance des établissements travaillant pour la défense nationale. Dans cette ville se trouve le nommé Bouillaut, ouvrier mobilisé, secrétaire de la Bourse du Travail, ami de Rey Antoine Aimé, agitateur connu. Bouillaut se livre à une propagande active. Il doit être surveillé activement ».

Les dossiers que Bauer constituera sur ces militants attestent qu’ils les a surveillés « très » activement. Je reviendrai sur ces deux militants de la CGT qui joueront un rôle important sur le plan social.

2° - Le coût de la vie : le prix des repas est selon Bauer, fixé à 5 ou 6 fr, et le petit déjeuner à 1,50 Fr.

Une journée de déplacement dans le Loir et Cher lui revient environ 11,50 fr non compris les frais divers.

Il évite le coût de la location de voiture : « pour certaines enquêtes ou surveillances de personnes les 15 à 25 kilomètres ont été effectuées à bicyclette et parfois à pied ».

il insiste auprès du préfet pour que ses états de frais de juillet et d’août ne fassent pas l’objet de restrictions de la part du ministre. 

Il présente des propositions de structuration du contre-espionnage dans le département.

Le 2 mai 1918, le Commissaire Spécial adresse, par la voie hiérarchique - du Préfet - un rapport à la Direction Générale de la Sureté Nationale.

Accompagné d’un officier de l’Etat - Major de la 5e région, il a fait une tournée d’inspection dans le sud du département, notamment à Pruniers, Gièvres, et les cantonnements entre Selles - sur- Cher, Contres, St - Aignan et Montrichard.

Ce rapport est un cri d’alarme. Bauer semble découvrir la démesure des installations du CEA.

Il dresse le constat de l’avancée des constructions américaines, souligne les bouleversements sociologiques qui s’opèrent, fournit des informations précises sur les dangers d’espionnage. Enfin, il présente un schéma de structuration de service pour un contre espionnage capable de faire face à une telle  situation. 

A Pruniers, les Américains installent un centre de production d’avions « où s’effectuera le montage de tous les avions construits aux Etats-Unis et expédiés en France, en pièces détachées ».

Ce centre comprendra plusieurs ateliers : un atelier de montage ; un atelier de magasinage ; un atelier de récupération ; un parc automobile.

D’après les informations que lui fournissent les autorités militaires américaines, ce centre n’emploiera pas moins de 30 000 personnes, militaires et civils.

Il visite la « Station magasin général d’approvisionnement » en vivres et matériels de Gièvres. 7250 hommes sont déjà sur place. Un « frigorifique » gigantesque est en construction. (Voir note sur la Station-Magasin en bas de page).

L’objectif assigné à cette station est, qu’à terme, elle ravitaille 2 Millions d’hommes pendant 10 jours.

Les Américains emploient 440 ouvriers civils. Certains sont embauchés directement par l’armée, d’autres par les entreprises françaises qui travaillent pour elle.

Les ouvriers embauchés par l’armée se voient retirés leur carte d’identité afin qu’ils restent sur le chantier.

Ce sont majoritairement des ouvriers espagnols soumis, théoriquement à un contrôle, celui des étrangers, par les autorités françaises.

Seulement 80 ont déposé leur carte verte (carte de circulation des étrangers) à la Mairie de Giévres. Les autre ouvriers espagnols échappent à tout contrôle.

Des débits de boissons, des magasins de toutes sortes fleurissent. Certains sont fixes, d’autres mobiles. Is vendent divers produits aux soldats.

Des maisons de tolérance sont ouvertes à Pruniers, Romorantin, Selles - sur - Cher, St-Aignan.

Si rien n’est fait, la situation peut devenir incontrôlable, estime Bauer.

Bauer a gardé des relations dans le service de Toulouse où il exerçait avant sa nomination en Loir et Cher. Il a des informations et les livre à la Direction Générale de la Sureté Nationale :

« Les allemands viennent d’organiser un service très complet de renseignements dans toute la région Bayonne-Bordeaux pour être tenus soigneusement au courant des faits et gestes des contingents américains.

Ces services, assurés par des pseudo-ouvriers espagnols fonctionneraient déjà très bien. Les Allemands tiennent surtout à connaître les effectifs et leur degrés de préparation militaire ».

Le service des étrangers ne peut valablement être confié au garde champêtre de Gièvres comme c’est le cas lorsque Bauer visite le centre !

Il estime nécessaire l’affectation de moyens humains supplémentaires et la structuration d’un service sur place.

Pour cela, il envisage la création, à Pruniers, d’un service spécial animé par un Commissaire Spécial Adjoint, placé sous sa responsabilité, parlant anglais, secondé par 4 inspecteurs auxiliaires.

Les américains prendraient en charge la construction du local qui abriterait ce service.

Ce service permettrait d’assurer la surveillance des personnes domiciliés aux alentours des centres américains, des hôtels, des voyageurs, des étrangers, des prix, ainsi que la Station Magasin de Salbris.

Pour les  cantonnements du Premier Corps de l’armée américaine, compris entre Selles - sur - Cher, Contres - St-Aignan - Montrichard, un inspecteur auxiliaire suffira.

A Blois, un inspecteur auxiliaire est indispensable.

En fait il demande pas moins que la nomination de 7 fonctionnaires : un Commissaire Spécial Adjoint et 5 inspecteurs auxiliaires pour le sud du département et 1 pour Blois.

Je n’ai pas trouvé trace de la moindre nomination de fonctionnaires supplémentaire. Mais au regard du nombre d’enquêtes supervisées ou directement conduites par Bauer, son service avait dû être étoffé.

Le préfet Arnault (voir note biographique en bas de page) annote de sa main le rapport de Bauer.

Il confirme qu’il a constaté lui aussi, que « des usines immenses et des ateliers considérables surgissent de terre et vont fonctionner dans un avenir prochain ».

« Il n’est pas douteux que nos ennemis ont un interêt à savoir ce qui se passe dans cette région, qui accueille à proximité un centre d’instruction très important de l’armée américaine sur une zone géographique comprise entre Selles - sur - Cher -St-Aignan - Contres - Montrichard où se trouvent en ce moment plus de 20 000 hommes qui font l’exercice tous les jours ».

Il souligne aussi, la diversité de la population. Aux habitants originaires des localités s’ajoutent « déjà, des chinois, des annamites, des espagnols, des américains de toutes couleurs » des belges et des français réfugiés des zones sinistrées.

La crainte du préfet est que l’ennemi ne se contente pas de récolter des renseignements sur cette zone mais cherche à y provoquer des attentats criminels.

Il confirme l’exactitude rigoureuse des informations que donne Bauer. « Ses demandes sont justifiées » écrira -t-il. 

Coopération ou volonté hégémonique du BCR ?

Le contre-espionnage en Loir et Cher est donc assuré par un attelage composé du BCR de la 5e Région Militaire, l’Intelligence Section du CEA, et le Commissaire Spécial de Police sous la responsabilité du Préfet : deux autorités militaires et une autorité civile.

L’examen de la correspondance de Bauer et du Préfet, ses différents rapports sur la manière dont les actions sont conduites, nous donnent un aperçu de l’ambiance qui régnait au sein de cet attelage.

Elle ne semble pas avoir été toujours au beau fixe.

Si l’objectif, le contre espionnage, est identique pour les trois autorités, les ambitions et pratiques des militaires différent de celles du civil.

Dans leurs pratiques, les Américains ne font pas toujours la distinction entre les civils français et les militaires américains. Ils ont une tendance manifeste à se considérer chez eux.

Le BCR, lui, pense qu’en période de guerre le contre-espionnage est l’affaire des militaires et des militaires seuls. Il soutient les pratiques américaines pour mieux isoler le civil français.

Bauer tente de clarifier les compétences de chacun et défend bec et ongle son indépendance à l’égard de l’armée pour agir avec efficacité.

Il ne se laissera pas impressionner, ni par les militaires français, ni par les militaires américains.

Le Préfet « le couvrira » en toutes circonstances.

Au début, un Officier de l’IS à Blois et une coopération harmonieuse …


Le Préfet de Loir et Cher avait demandé l’installation à Blois d’un officier américain de l’IS.

Cet officier, le S/s Lieutenant Campanari est installé à Blois en mai 1918.

L’objectif de cette installation était d’assurer une liaison étroite et efficace entre le contre espionnage français et américain.

Les attributions de chacun furent clairement définies, la collaboration entre les deux hommes, Campanari et Bauer, fut étroite à Blois mais aussi dans la vallée du Cher. Ils « se tenaient informés personnellement au courant des questions intéressant les deux services, les enquêtes de situations - ce sont des enquêtes concernant les personnes - étaient conduites par la police française en présence du chef de l’IS ou d’un inspecteur américain ».

Bauer écrira qu’il régnait « une confiance absolue et un grand esprit de camaraderie entre les américains et les personnels français ».

L’objectif semblait être atteint.

Campanari est nommé capitaine. Il change de ville. Il rencontrera, le Préfet avant son départ pour lui dire au revoir. Au cours de son entrevue il saluera la volonté de coopération de Bauer, son travail et ses compétences.

…. Mais très vite les ambitions du BCR se révèlent : 

Il est vraisemblable que le Lieutenant Viguerrie, Chef du BCR (bureau central de renseignement) de l’Etat Major de la 5° région militaire, et le Chef de l’Intelligence Section basée à Tours, le Major Meurotin, aient décidé de mettre à profit le départ du lieutenant Campanari pour réorganiser le dispositif qui fonctionnait à Blois.

Le 14 septembre 1918, à l’occasion d’une réunion qui se tenait à Tours et réunissait les 3 composantes du Contre espionnage, le Major Meurotin de l’IS, informe le Commissaire Spécial du transfert du service de Blois à Romorantin et lui demande de transférer sa résidence à Romorantin.

La réponse de Bauer est sans ambiguïté.  

Il dit au Major, qu’il est attaché à la préfecture, que sa juridiction est départementale. Donc, il est hors de question de changer de résidence. Il reste à Blois.

Il fait aussi remarquer au major les conflits d’attribution inévitables qu’une telle décision provoquerait.

Le Major, botte en touche : « Venez me voir, dit-il, a Bauer, nous examinerons la question, je ne ferai rien sans vous avoir vu ».

Bauer confiant, attend du BCR qu’il régularise la situation.

Confiant, mais soupçonneux. C’est son métier. 

Le Dimanche 15 septembre, il se rend à Choussy où il savait trouver le Lieutenant Viguerrie, Chef du BCR.

L’entrevue entre les deux hommes semble avoir été houleuse.

Le Commissaire spécial se rend très vite à l’évidence que l’officier français est non seulement informé de la décision américaine mais qu’il la partage et a donné son accord.

il rajoute la goutte d’eau qui fait déborder le vase de Bauer.

« Le Préfet a demandé un Commissaire spécial pour le mettre à la disposition de l’autorité militaire américaine. En réalité il vous utilise pour des affaires de sucre etc…Je vois bien ce qui se passe à Orléans avec votre collègue SWAB, ça c’est bon pour le temps de paix, nous sommes en période de guerre…. ».

On imagine sans mal la réponse cinglante sur un ton ferme du Commissaire.

Il fait remarquer au lieutenant que depuis sa nomination il s’occupe des affaires de la défense nationale; que le Commissaire Spécial dépend du préfet ; « que le lieutenant avait agi avec une certaine désinvolture en donnant à ce projet, sans en avoir référé au préfet, un avis à l’autorité militaire américaine »;  et  une fois de plus, il explique au lieutenant que le point le plus central dans le zone géographique Romorantin-Contres-Montrichard est la ville de Blois, donc que le siège du service de contre espionnage ne peut que se tenir là.

Le lieutenant botte, lui aussi, en touche : « envoyez moi un projet, je l’examinerai ». 

La décision est  déjà prise.

C’est la guerre. L’armée considère qu’elle seule doit être aux commandes.

Dans le service de contre espionnage à Blois, les relations entre les hommes se sont, aussi, dégradées.

Un jeune officier américain issu du secteur sanitaire, remplace temporairement Campanari.

« Il est peu au courant des affaires d’espionnage ». Il traite avec désinvolture le Commissaire Spécial. 

A l’occasion d’une entrevue à Tours au sujet de l’affaire Varnum, Bauer s’entretiendra de cette attitude avec le Major Meurotin.

Une fois encore le Major propose un accommodement : le jeune officier sera chargé de la surveillance des camps de Pruniers, Gièvres et des cantonnements situés entre Selles-sur-Cher et St-Aignan; un lieutenant sera installé à Blois pour assurer la liaison avec le Commissaire Spécial, des inspecteurs auxiliaires ont été demandés pour assurer le service auprès des inspecteurs détachés à Gièvres, Selles-sur Cher et St-Aignan.

La schéma d’organisation énoncé par le Major, montre que l’armée américaine entend quadriller la zone géographique où cantonnent ses troupes et se préoccupe peu du Commissaire.

Mais, l’ambiguïté demeure sur le lieu d’installation des services et l’étendue de leur compétences. 

Bauer sera conduit à faire des propositions pour éviter les conflits d’attributions.


Le Général commandant la  5e Région exige le renvoi de Bauer :


Le 20 septembre 1918, le lieutenant Viguerie rencontre le Préfet du Département.

Dans les archives de la préfecture, Il n’y aucune trace du contenu de cette rencontre.

Il nous est suggéré par la lettre que le Général de L’Espée, Commandant la 5e Région, adresse au Préfet le 27 septembre 1918 : « comme suite à l’entrevue que vous avez eue le 20 septembre 1918 avec le chef de mon BCR, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il ne me parait pas désirable de conserver Monsieur Bauer comme collaborateur à Blois ».
Le Général ne doute pas un seul instant de la toute puissance de l’armée en cette période de guerre. 

Que reproche t-il à Bauer pour demander son renvoi ?

Pas son incompétence, « il est très capable et très actif » écrira le Général.

Il lui reproche son caractère vif : « il s’est départi, dans ses rapports avec les autorités militaires américaines de la courtoisie qui aurait convenu ».

Il lui reproche son attitude et le contenu de ses propos lors de sa rencontre avec le Chef de l’Intelligence Section le 14 septembre et avec le chef du BCR le 15 septembre, le lieutenant Viguerie.

« La vivacité de son caractère risque de supprimer la cordialité et la mutuelle confiance qui ont été la base de nos relations avec les américains ».

Il prie le Préfet , « de bien vouloir examiner les conditions du déplacement de Mr Bauer »….. Il espère que le Préfet soit d’accord avec sa manière de voir.

La réponse du préfet : occupez vous de ce qui vous regarde !

Le Préfet n’est pas d’accord, mais pas d’accord du tout avec la manière de voir du Général et il le lui écrit, dans un longue lettre en date du 30 septembre 1918.

Le Préfet Arnaud est sur le départ. Il a reçu une nouvelle affectation à Limoges. 

Il n’est plus le Préfet de Loir et Cher et fait ses bagages. Toutefois, il reste un Préfet de la République et sa réponse au général, à titre personnel, sonne comme un avertissement.

Il assure le Général que ce sera la réponse de son successeur.

Il lui rappelle :

1°) qu’il avait prévu que « l’heureux envahissement du Loir et Cher par l’armée Américaine » entrainerait la venue d’un grand nombre de personnes des deux sexes « indésirables » et « dangereuses ».

2°) que comme tous les préfets de France, il est préfet de police. il devait se doter des moyens pour lutter contre ces dangers. Il a demandé et obtenu un Commissaire Spécial, « non pas pour votre BCR » écrira t-il au Général, ni pour l’armée américaine, « mais pour le préfet de Loir et Cher ».


Il a parfaitement compris et admis la nécessité d’une coopération étroite entre l’armée et l’IS.

Le BCR a été au courant de toutes les enquêtes, sur les personnes, les syndicalistes, et de contre - espionnage.

3°) que l’oeuvre de Bauer a été considérable. Le lieutenant Campanari de l’IS  en a salué l’ampleur et la qualité.

Mais, écrira t-il au Général, l’ambition du lieutenant Viguerie est sans bornes. Il voulait avoir la main sur Bauer. Il voulait « un véritable ministère de la police »

Il rappelle également au Général que :

« La police américaine commet tous les jours des illégalité et des abus de pouvoir les plus caractérisés.

A Romorantin, notamment, l’Officier de l’Intelligence Section s’est complètement substitué au commissaire de police pour la surveillance des étrangers et de nos nationaux. Je demande le déplacement du commissaire de police qui s’est prêté à de pareils abus et qui d’ailleurs est un lamentable fonctionnaire : je ne puis admettre un seul instant que la Police américaine agisse en territoire Français comme si elle était en Amérique. Il est inadmissible qu’elle se permette d’interroger hors la présence d’un fonctionnaire français un étranger et de plus forte raison un Français ».

Il souligne qu’il y a eu, de la part du B.C.R et de l’IS, un empiétement sur les compétences d’un fonctionnaire qualifié, « au delà des limites de leurs droits ».

Mr Bauer a eu raison d’opposer une résistance a « ce qu’il a senti être un véritable abus de pouvoir ».

Il couvre Bauer et prévient : « Même de Limoges, je ne laisserai pas sacrifier Bauer ».

La police américaine méconnait les règles françaises :

En effet, les officiers de l’Intelligence Section ont leurs habitudes, leurs pratiques qui heurtent l’expérience professionnelle de Bauer.

Agissant comme s’ils étaient en Amérique, ils conjuguent précipitation, et excès de zèle à la limite de la brutalité, au mépris des règles françaises.

Précipitation comme dans l’affaire Varnum :

Le Commissaire Bauer est destinataire du rapport du Lieutenant substitut du Rapporteur près le Conseil de Guerre Militaire de la Place de Paris.

Selon ce rapport le dénommé Varnum, citoyen américain, Directeur du Poste 713 de l’YMCA (voir note en bas de page) à Giévres, serait impliqué dans une affaire d’espionnage. Il semblerait en être l’acteur principal et qu’une femme Thouvenin et un nommé Richebois seraient ses complices.

Bauer souhaite saisir la correspondance des personnes soupçonnées pour établir les liens. Il en informe l’IS et il apprend que les protagonistes de l’affaire ont été interrogés par l’I.S. dans la plus grande des précipitations.

Brutalités comme à Ménetou-sur-Cher : le 8 octobre 1918, l’Officier Schriver, de l’Intelligence section se fait délivrer par l’adjoint au maire présent à la mairie l’autorisation de perquisition et de saisie dans une hôtel de la localité.

Le maire n’a aucune compétence en la matière.

L’officier américain, n’a informé, ni demandé l’accord des services du Commissaire Spécial; il n’a pas informé l’officier de gendarmerie qui commande la brigade de Romorantin et qui est compétente géographiquement; il n’a rien demandé à la prévôté auprès de l’armée américaine.

Accompagné par un gendarme désigné par l‘adjoint, il perquisitionne l’hôtel de Mr Sale pour y rechercher et saisir des denrées américaines.

Les procédures françaises sont ignorées.

Pour Bauer, ces pratiques sont intolérables.

Il demandera au Préfet, son intervention auprès de la Direction Générale de la sureté Nationale pour que les compétences « des officiers de l’Intelligence Section agissant dans le Loir et Cher soient nettement définies et pour que toutes les questions concernant les commissaires spéciaux soient traitées par les services compétents et non le BCR de la 5e Région et l’Intelligence Section, comme c’est le cas aujourd’hui ».


Une demande offensive au nouveau Préfet :

Le Commissaire spécial a décidé de saisir la Direction Générale de la Sureté Nationale.

Il adresse une lettre à un certain Mr Dorlane, dont le rôle et la fonction n’apparaissent nulle part.

Il semble être une pièce importante de la Direction Générale de la Sureté Nationale.

Il a déjà été destinataire des rapports précédents. Il est donc informé de la situation.

Bauer entretient avec ce personnage des liens étroits, la lettre sur le ton de la confidence le démontre. Il ira le voir lors de son passage à Paris.

Il écrit donc à Dorlane : « Il est évident qu’il y a entente entre le B.C.R et l’I.S et que l’on escompte mon départ. Cette situation, à mon avis, ne peut se prolonger ». Il considère la demande du Général dont il est informé, comme une sanction. 

Il informe son correspondant qu’il a décidé de saisir la Direction Générale pour qu’elle tranche, et qu’il lui adresse le double du rapport qu’il rédige pour le nouveau Préfet.

Vraisemblablement, il n’a pas connaissance de la réponse du Préfet Arnaud au Général.

Il attend avec philosophie la suite. 

Le 14 octobre, le Commissaire Spécial insiste à nouveau auprès du préfet qui arrive dans le département, pour que les compétences de chacun soient clairement définies :

Il présente des propositions. Elles reposent, d’abord, sur le bon sens. Les américains s’occupent des américains et les français des français. Les deux services coopèrent étroitement, il ne peut en être autrement.

Ensuite, sur le fait que les Américains sont en France et que ce sont les procédures françaises qui s’appliquent. 

Mais dans ce domaine, la  situation est inédite, aucune règle n’est établie, c’est le flou qui domine.

A la demande du préfet qui cherche à comprendre et souhaite disposer d'arguments juridiques forts, Bauer pour étayer sa démonstration extirpe de ses archives une « feuille de renseignement » du ministère de la guerre datée du 3 juillet 1917 qui traite de la compétence des agent de la police militaire américaine (les MP). cette feuille ministérielle stipule : 

« Ils ne doivent, quand ils sont en service, entrer dans les débits et les cafés que sur requête des propriétaires ou des gendarmes ou pour arrêter les soldats en absence illégale ou causant du désordre; qu’aux termes de l’orde n° 29, ils ne doivent pénétrer dans l’immeuble n’y faire une perquisition sans un ordre de perquisition et sans être accompagnés par des gendarmes français ».

Bauer étend ces prescriptions aux officiers de l’Intelligence Section. Selon lui, ils ne peuvent exercer leurs missions qu’auprès des militaires américains.

Pour le BCR l’interprétation est tout autre : « l’on ne saurait contester aux militaires de l’IS, le droit d’enquêter sur le territoire français ». 

Le BCR voit-il dans l’IS une cheval de Troie lui permettant de se ré-approprier le contre espionnage et de placer l’autorité civile sur la touche ? C’est une hypothèse plausible. 

Bauer ne cache pas son étonnement lorsqu’il apprend l’installation d’un officier de l’IS à Romorantin. Il pensait que l’IS organiserait ses services à l’intérieur du camps production d’avion, de la station magasin général d’approvisionnement afin d’assurer la surveillance à l’intérieur.

Cela lui semblait une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui de professionnelle.

Il cite deux exemples pour étayer sa démonstration.

Le premier est celui du civil accompagné d’un militaire américain qui se présentent à l’entrée du camps de production d’avions, parlementant avec la sentinelle en faction pour entrer et visiter le camp.

Le civil dit avoir une invitation. Il fouille ses poches mais ne la trouve pas. Finalement après avoir parlementé, la sentinelle les autorise à pénétrer dans l’enceinte. Ils visitent le centre et repartent.

La sentinelle qui fait les cents pas découvre sur le sol un document. Il est rédigé en allemand et décrit les systèmes de protection du camp. Ce document est vraisemblablement tombé de la poche du civil.

La sentinelle le remet à un supérieur. L’officier de l’IS à Romorantin n’aura connaissance de ce document que 48 heures plus trad. Installé à l’intérieur du camp, il aurait été informé immédiatement.

Le deuxième exemple a trait au développement, dans des conditions complexes, du syndicalisme dans les établissement de l’armée américaine.

Un groupe syndical de femmes françaises travaillant dans le camp de production d’avions est en cours de formation.

« Le nommé Rey Antoine Aimé, syndicaliste, militant, agitateur connu, signalé pour surveillance, a correspondu à ce sujet avec le secrétaire de la Bourse du Travail de Romorantin ».

Bauer surveille ce syndicaliste.

Une grève dans les établissements de l’armée américaine, s’est déroulée à Tours.

Pour Bauer, il faut éviter la contagion à Pruniers. Une double surveillance s’impose.

L’une à l’intérieur, elle est de la compétence des autorités militaires américaines. L’autre à l’extérieur, elle est  de la compétence de la Sureté Française.

La surveillance des syndicalistes effectuée par les agents de la Sureté Nationale s’exerçait par la filature des militants afin d’établir leur emploi du temps et identifier leurs contacts,  la lecture systématique du courrier qu’ils recevaient ou expédiaient, ainsi que par la participation aux réunions syndicales publiques.

Le schéma que Bauer propose de généraliser est simple :

La surveillance à l’intérieur des camps américains s’impose, elle ne saurait être effectuée par la police française. Elle relève des américains.

La surveillance à l’extérieur des camps est nécessaire. Elle ne saurait être exercée par les américains. « Légalement et logiquement, elle doit être assurée par la police Française ».

C’est l’architecture cohérente d’une police franco-américaine qu’il préconise. Elle serait composée :

  • du coté  français par : le Commissaire Spécial ; le commissaire de police de Romorantin ; les inspecteurs auxiliaires en résidence Romorantin, Gièvres, Selles-sur-Cher, StAignan.
  • du côté américain, par l’officier de l’IS; les officiers installés aux camps de Gièvres, dans le centre de production d’aviation à Pruniers, St-Aignan; les inspecteurs américains qui assisteraient les inspecteurs français.

L’ensemble coopérant avec  le BCR.

Bauer veut travailler avec le BCR et l’IS, mais ne pas être sous leur tutelle.

Il dépend du gouvernement civil français.

Mais les événements n’iront pas ainsi. La « guerre des polices » se prolongera jusqu’au départ de l’armée américaine.

Bauer restera en poste dans le département de Loir et Cher du 15 février jusque, vraisemblablement à la fin de l’année 1918.

Le 17 avril 1919 par décret du Président de la République Raymond. Poincaré, il est nommé à la Classe exceptionnelle et détaché à la Présidence du Conseil pour être affecté au service d’Alsace-Lorraine pendant une période de 5 ans à compter du 1/4/1919.

Il sera en poste à Colmar, puis Commissaire Spécial à la gare de Strasbourg. 

Il sera cité à la barre lors du procès des autonomistes alsaciens en 1928. C’est lui qui avait dirigé l’enquête de police qui conduira les inculpés aux procès.

Il sera décoré de la Légion d’honneur en 1928.

Il est admis à la retraite le 1er octobre 1934 après 2 ans, 11 mois, 15 jours de services militaires et 35 ans, 9 mois, 13 jours de services civils, avec une retraite annuelle de 27 094 fr.


Notes :

Le Préfet Arnault : 

ARNAULT, Henri Ferdinand Charles,

Né à Cahors (Lot),.

Il est nommé Préfet de Loir et Cher par intérim pendant la mobilisation du titulaire, MAUPOIL Marcel, en janvier 1915, puis Préfet titulaire jusqu'au 20 septembre 1918.Il sera remplacé par, VILLEY-DESMESERETS, Achille Joseph Henri, qui ne restera que quelques jours à ce poste, puis par MARRAUD, Jean Ulrich Edvard qui sera Préfet de Loir et Cher du 15/20 octobre 1918 au 5 février 1919.

Y.M.C.A.:

Young Men's Christian Association. Association chrétienne protestante inter-confessionnelle. Elle prend en charge les activités de loisirs des soldats du C.E.A.

I.S :

Intelligence Section. Les services de renseignements du C.E.A

La « Station-Magasin Générale Intermédiaire", Gièvres

La « Station-Magasin Générale Intermédiaire" s’allonge de l’Ouest à l’Est le long de la Ligne Paris-Orléans de Tours à Vierzon, suivant un losange de 9 kilomètres  sur 3, dispose de plus de 140 magasins d’une surface totale de 90 hectares de dépôts en plein champs, le tout desservi par un réseau de 213 kilomètres de voie ferrée. Les approvisionnement entreposés ressortissent aux 10 grands Services et leur tonnage total a dépassé 600 000 tonnes. Une foule d’établissements annexes sont venus se blottir autour de cette immense cité : atelier de réparation, dépôt de remonte, hopital, services des épaves, fabrique de savon, embranchement de l’aéronautique, auxquels il ne faut pas manquer d’ajouter la grande curiosité offerte à tous les visiteurs, l’usine frigorifique avec ses cinq salles de 1 000 tonnes chacune.
Le colonel Comandant ce Camp actionne tous les services. Son «  Bureau Régulateur » est relié au G.Q.G par fil direct et reçoit les ordres relatifs aux ravitaillements de toute nature des grandes unités du front ainsi qu’au recomplétement des dépôts avancés. Une population de 15 000 hommes et 500 officiers abrités dans 400 baraques assurent le fonctionnement général ».

Source, "Les transports par voie ferrée de l’Armée Américaine (1917-1919). 

Par le Lieutenant-Colonel M. ANDRIOT.", (Gallica)

Sur les camps américains en Sologne, voir le dossier documentaire "Pour aller plus loin" élaboré par le Musée de Sologne.

Sources :

Archives Départementales de Loir et Cher. :

    - Série 4 M 21, Commissaires Spéciaux.

    - Série R, Guerre 14-18 Enquêtes; Expulsions, Correspondances.

 - L’article de Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008. 

     - URL : http://criminocorpus.revues.org/257.

- Chantal Antier, « Espionnage et espionnes de la Grande Guerre », Revue historique des armées [En ligne], 247 | 2007, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 29 septembre 2016.

      - URL : http:// rha.revues.org/1963 

- B. Warusfel, Histoire de l’organisation du contre-espionnage français entre 1871 et 1945. Publié in Maurice Vaisse (dir), Il n’est point de secrets que le temps ne révèle  - Etudes sur l’histoire du renseignement. Centre d’Histoire de la Défense, Editions Lavauzelle 1998 p 99 et s.

- Laurence Stalling, Les Sammies, l’histoire du Corps Expéditionnaire Américain pendant la première guerre mondiale. Ed. Stock.

- Journal Officiel de la République du 17 avril 1919 et du 5 juin 1935.

Armand VILLA

le 6 novembre 2017