Chapitre II
Le recrutement des civils contrôlé par l’armée française.
Le rythme de construction était cadencé par celui des débarquements dans les ports des troupes et du matériel, « les rotations des équipes de travail ont dû être optimisées pour maintenir l’équilibre entre la main d’oeuvre et le matériel disponible. Aussitôt qu’un dépôt était construit, il devait fonctionner sans interférer sur la construction des autres dépôts ». (1)
Le 15ème Régiment de Génie, épaulé de 200 hommes des troupes de services et de 500 chinois avait débuté les chantiers.Le premier décembre 1917, la voie ferrée est installée de manière définitive et la construction des entrepôts est achevée.
Le travail s’intensifie à partir de cette date avec des arrivées de plus en plus rapides et des effectifs plus importants.
Les Américains doivent surmonter deux obstacles majeurs, celui de la disponibilité des matériaux, et celui de la main-d’oeuvre suffisante.
La plupart des ouvriers qualifiés, des mécaniciens, des hommes responsables du travail de construction étaient des militaires, officiers ingénieurs ou simples soldats affectés à ces travaux, le temps de leur bref passage dans la Vallée du Cher. Ils palliaient à la faiblesse en nombre des troupes de services.
Le 1er mai 1918, « le frigorifique » de Gièvres fonctionne.
En mai 1918, le Préfet qui visite les installations américaines écrit au Ministre de l’Intérieur que « des usines immenses et des ateliers considérables sortent de terre et vont fonctionner dans un avenir prochain ».
Pour maintenir la synchronisation débarquements/constructions, les autorités militaires américaines firent appel à des entreprises civiles françaises.
Une vague importante de travailleurs, que nous qualifierions aujourd’hui de travailleurs immigrés, déferla sur les chantiers militaires.
Les américains avaient ouvert des listes d’inscription et recrutaient directement les salariés sans se préoccuper des formalités administratives françaises.
Cette pratique inquiète le Commissaire spécial Bauer. En Mai 1918, il attire l’attention du Préfet sur cette situation. Selon lui, les risques que « les agents d’espionnage à la solde de l’ennemi chercheront à se glisser » sont élevés. Selon Bauer, les américains emploient à Gièvres directement ou par l’intermédiaire d’entreprises 440 travailleurs espagnols. L’Espagne d’alors était considérée comme étant un nid d’espions.
Seulement 84 cartes d’identités de travailleurs espagnols sont déposées en mairie.
Pour fidéliser les travailleurs, les Américains distribuaient des salaires plus élevés que les salaires régionaux, et ils conservaient les cartes d’identité et de circulation de l’ouvrier, limitant ainsi les possibilités de son départ.
De plus, lorsqu’ils faisaient appel à un entrepreneur civil, ils avaient, pour réduire les délais de construction « inséré dans les contrats avec les entrepreneurs la clause suivante : tous les frais seront remboursés, un bénéfice sera accordé à l’entrepreneur au prorata des dépenses engagées.»
Ce «bonus » poussait les entrepreneurs à augmenter les salaires afin d’exiger de leur salariés un rendement très élevé et accroître ainsi, lorsque le travail était achevé, le montant du bonus et donc des bénéfices.
Il s’en suivait des cadences de travail infernales.
Le 30 mars 1918, le gendarme CHIPPAULT, chef du poste de gendarmerie de Gièvres nouvellement créé, signe le procès verbal de recensement de la main d’oeuvre civile étrangère travaillant sur l’ensemble du site ainsi que celle embauchée par les entreprises françaises qui ont un marché avec les américains.
Trois entreprises françaises sont inventoriées :
Toutes emploient des travailleurs belges et espagnols.
Le 19 mars 1918, le Sous-Préfet de Romorantin autorise, Mr Sommier, meunier du Moulin des Quatre Roues à livrer aux trois entreprises de travaux publics, la quantité de farine nécessaire pour la fabrication des rations de pain pour 500 ouvriers.
Chaque entreprise fabriquait le pain de ses ouvriers, car les boulangeries de Selles sur Cher ne pouvaient fournir autant de rations supplémentaires..
Sur l’immense chantier de Gièvres, pas moins de 10 nationalités différentes cohabitent et y travaillent.
Les chinois sont les plus nombreux, 1105. Leur nombre varie souvent.
Viennent ensuite 874 espagnols, 59 grecs, 63 égyptiens, 21 belges, 33 maltais, 11 suisses, soit au total 1803 personnes.
Il s’agit des ouvriers recensés. Les ouvriers employés sur le chantier étaient soumis à des contrôles et à une surveillance stricte, censés limiter les possibilités d’espionnage.
Ils devaient, notamment, se déclarer à la mairie et déposer leur carte d’identité ; une carte verte leur était remise en échange .
Ils en appellent au Préfet.
Le 5 février 1918, le Président de l’Union Commerciale et Industrielle (U.C.I.) de Romorantin, s’adresse au Sous-Préfet de Romorantin.
L’UCI rassemble de fait, les industriels et fabricants de Romorantin qui travaillent pour l’armée française.
Ils se sont « émus » d’un « bruit » selon lequel l’Etat-Major américain a ouvert, à Romorantin, des listes d’inscription pour embaucher toute personne âgée de plus de 17 ans.
Bruit ou réalité peu importe, ce qui inquiète les industriels ce sont les salaires pratiqués par les autorités militaires américaines.
L’exemple donné par le Commissaire spécial Bauer concerne les charpentiers, un métier très recherché compte tenu de la nature des constructions. Les charpentiers sont payés 2,20 de l’heure par les américains, alors que le salaire versé par les industriels de Romorantin est de 0,90 fr de l’heure.
L’entreprise « Les Peignes Holden » a perdu quatre de ses ouvriers débauchés par l’armée américaine.
Rien d’étonnant !
Le Patronat va harceler les pouvoirs publics pour obtenir des garanties lui permettant de maintenir la main d‘oeuvre locale dans ses usines et les bas salaires sous son contrôle.
Son argumentation est double :
Tout d’abord, ils travaillent pour l’interêt général et la Défense Nationale, il ne faut donc perturber, en aucune façon, la production.
L’attitude américaine entrave la production en débauchant une main d’oeuvre locale rare.
Il faut que cela cesse !
Ensuite, cette pratique de débauchage, par les hauts salaires, est contraire à l’interêt des ouvriers.
D’après le patronat, les chantiers américains sont précaires, ils ne s’inscrivent pas dans la durée.
Les débauchages pourraient être nombreux. Ils transformeront très vite la main d’oeuvre locale en une main d’oeuvre instable « ne pouvant plus profiter d’un de ses plus notable avantages, la culture maraichère. »
Le jardin potager, un privilège !
Enfin … « de trop gros salaires, inciteront les vignerons à abandonner la culture pour se mettre à la solde des américains, ce qui constituerait un malheur au point de vue de la production agricole, cependant si nécessaire. »
On reste confondu devant une telle sollicitude à l’égard des salariés et de la viticulture !
L’UCI propose au Préfet du département de rechercher une entente avec « l’administration centrale » et non pas locale, de l’armée américaine.
L’objectif étant d’éviter la surenchère entre les différents services locaux américains et les entrepreneurs entre eux.
Pour l’UCI « l’Office Départemental de Placement » est l’organisme le mieux placé pour être l’interlocuteur de l’armée et des entrepreneurs. Il est le mieux placé pour s’enquérir de leurs besoins et déterminer les salaires. Il pourrait le cas échéant utiliser les réfugiés français.
En conclusion l’UCI demande au Sous-Préfet de lui renvoyer l’ascenseur : « Notre Union est persuadée que l’administration qui a juste titre su au moment de l’arrivée des troupes américaines, rappeler au commerce local qu’il devait éviter toute surenchère et perturbations, saura défendre les interêts des industriels et artisans locaux contre toutes perturbations de la main d’oeuvre, perturbation qui en fin de compte serait contraire tant à l’interêt national qu’à celui de nos alliés.»
Cette question a fait l’objet, au niveau gouvernemental, de plusieurs conférences interministérielles en date des 28 décembre 1917, des 4, 14 et 16 janvier 1918.
Les décisions qui sont prises couvrent toutes les zones de l’arrière où sont implantées les bases du CEA.
« L’économie de guerre » avait son corollaire social résumé dans la fameuse phrase d’Alexandre Millerand : « Il n’y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales, il n’y a plus que la guerre. »
Toutefois, Le Ministre Albert Thomas avait maintenu une « politique ouvrière » caractérisée par des mesures a minima visant à réglementer la durée du travail, un salaire minimum pour les salariés, ouvrières à domicile ou en entreprises.
La cohésion sociale était une obligation, « c’est l’arrière qui approvisionne, nourrit, entretient le front, en assure la solidité, l’invulnérabilité et la force offensive et défensive. » (2)
Quant aux industriels qui travaillaient pour la défense nationale quelque que soit leur taille et importance, ils étaient liés à l’Etat par des contrats ou des marchés de fournitures ou de travaux.
Dans le Loir et Cher quelques usines métallurgiques travaillent pour l’armement. Ce sont surtout des filatures, des confectionneurs qui fabriquent tissus, effets, pour l’intendance militaire.
Dans ces entreprises, théoriquement, les conditions de travails n’étaient pas totalement libres.
Certaines « obligations » devaient être respectées par les employeurs, concernant notamment le repos hebdomadaire, la proportion de travailleurs étrangers à employer qui était variable en fonction des régions, la durée du travail qui devait se limiter à la durée normale du travail en usage pour chaque catégorie de travailleurs dans la ville ou la région où le travail était exécuté, et particulièrement, « l’obligation de payer aux ouvriers un salaire normal, égal pour chaque profession et dans chaque profession, pour chaque catégorie d’ouvriers aux taux communément appliqués dans la ville ou la région où le travail est exécuté. »
Ces « contraintes » minimales n’étaient que peu contraignantes pour les industriels qui en répercutaient le coût sur le seul consommateur, l’Etat.
Les pratiques de recrutement et salariales du CEA pouvaient fragiliser cet édifice.
D’autant que l’année 1917 avait été marquée par des grèves importantes.
Celle dite des « midinettes » à Paris qui symbolise la féminisation des mouvements revendicatifs de cette époque et met en lumière le rôle des femmes dans la production de guerre.
Ce fut le cas aussi en Touraine, à Tours plus précisément, en mai et juin 18 où deux revendications furent avancées, les augmentations de salaire et l’introduction de la semaine anglaise, c’est-à-dire l’arrêt du travail le samedi à midi.
Ce fut le cas aussi à Romorantin dans les usines Normant, en juin et novembre 1917, où la grève des différentes catégories de travailleurs et travailleuses avait été courte mais massive. Elle se solde par une indemnité journalière de vie chère de 1 francs pour les hommes et les femmes et de 0,50 fr pour les enfants. La direction refusera la semaine anglaise.
Dans ces conditions, le patronat local est effrayé par les pratiques salariales américaines. Plus que des conflits sociaux, il redoute le débauchage des ouvriers quittant l’usine pour un salaire plus élevé, chez l’ami américain.
Une note manuscrite du Préfet Arnault informé comme il se doit par le Sous-Préfet de Romorantin, ne manque pas d’affirmer que « l’émotion » du patronat de Romorantin a été ressentie jusque dans les services préfectoraux. Le Préfet communique au Général Commandant de la 5e région militaire pour information de la Mission Française près l’Armée Américaine, l’instruction numéro 8.
Cette instruction en date du 30 janvier 1918, émane de l’Office Central des Relations Franco-Américaines placé sous la responsabilité du Sous-Secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil. Elle traite de l’emploi de la main d’oeuvre civile par l’armée américaine.
Les décisions répondent aux exigences patronales de l’époque :
L’objectif est clair : maintenir l’édifice de la politique dite ouvrière du gouvernement, et surtout maintenir à tout prix, le bas niveau des salaires des ouvrières et ouvriers.
Pour cela l’armée prend en main le recrutement de la main d’oeuvre civile pour l’armée américaine.
L’UCI poursuit sa pression sur les pouvoirs publics locaux et demande des garanties.
Le 21 février 1918, l’Union informe le Sous-Préfet que la question de l’emploi de la main d’oeuvre civile a été tranchée par le Ministre de la Guerre dans « des conditions qui semblent nous donner satisfaction. -écrit-elle- Seule l’Intendance militaire française réglera la question du recrutement et des salaires de la main-d’oeuvre civile employée par l’armée américaine. »
Une réunion a rassemblé les autorités militaires américaines, les industriels de Romorantin, les entrepreneurs travaillant pour l’armée et le Sous-Lieutenant Desouches interprète.
Ils sont parvenus à la décision suivante que le Commissaire Bauer communique au Préfet :
« les ouvriers de la région qui se présenteraient sur les chantiers américains ne seraient embauchés qu’après avis du Sous-Lieutenant Desouches.
Ceux qui auraient quitté les usines de Romorantin pour toucher un salaire plus élevé ne seront pas acceptés par les entrepreneurs. »
Les industriels locaux, sont pleinement satisfaits. Ils gardent la maîtrise des bas salaires « dans l’interêt des salariés auxquels ils permettent, » dans leur grande magnanimité, « la pratique de la culture maraichère. »
Gouvernement et industriels, tous deux, y trouvent leur compte.
Les autorités militaires américaines poursuivent le recrutement via les services français, d’une main d’oeuvre féminine pour leurs ateliers notamment dans l’aviation.
Le 17 juin 1918, elles avaient embauché déjà, 18 femmes pour le service des avions, l’objectif à atteindre est fixé à 1500 ouvrières.
Le 3 juillet, ce sont 46 ouvrières supplémentaires qui sont recrutées.
C’est l’Office Régional de Placement du Ministère du Travail qui, à la demande du « Labor Bureau » procède à la recherche des salariées.
Il recrute pour l’armée américaine des maçons et des charpentiers sur bois, salaires de 1fr à 1,20 fr de l’heure, des terrassiers 0,90 à 1fr, des manoeuvres 0,75 à 0,90.
Le transport sur les chantiers de Romorantin est gratuit, la visite médicale est un préalable, la nourriture est sans vin qui est remplacé par du café.
L’Intendance militaire fait paraître les communiqués de presse.
L’offre fait appel aux réfugiés français et belges.
« Vous gagnerez largement votre vie, l’armée américaine donne les salaires normaux et courants des régions et offre en plus des facilités pour que le logement et la nourriture soient assurés dans les meilleures conditions », affirme le communiqué de l’Intendance.
L’armée recherche des vernisseuses, des polisseuses, et des ouvrières pour le démontage des avions.
Le salaire proposé est de 6,50 fr par jour, plus une prime de rendement pouvant aller jusqu’à 2 francs, mais 2,50 seront retenus sur le salaire pour la nourriture et le logement.
Le voyage jusqu’à Pruniers est gratuit.
Dans les faits, le salaire est de 4 fr par jour.
L’armée américaine a adopté le niveau des salaires locaux.
Ces femmes sont logées au camps, près du Moulin des Quatre Roues.
La plus jeunes est âgée de 16 ans, la plus âgée de 51 ans.
Le 26 juillet, ce sont 84 femmes supplémentaires qui sont embauchées.
Aucune de ces ouvrières n’a été débauchée des usines locales.
Ce sont des réfugiées qui fuient la capitale bombardée ou les régions envahies.
Le règlement intérieur que le Commissariat Général des Affaires de Guerre Franco-Américaine fait parvenir à la Mission Française près l’armée américaine dans la 5e Région, nous donne un aperçu au travers de ces « instructions concernant l’emploi des ouvrières par l’armée américaine » de ce que devaient être les conditions de vie de ces ouvrières.
Pour un salaire de 4 francs par jour, c’est la vie de caserne qui est imposée aux ouvrières.
Dans les deux jours qui suivent l’Armistice, le 20 novembre 1918, le Lieutenant Desouches informe le Préfet que l’armée américaine a licencié tout le personnel féminin.
Il affirme avoir obtenu que le licenciement n’intervienne qu’à la fin du mois.
Le 21 février, il fournit au Préfet la liste des ouvrières pour lesquelles il n’a pas trouver un travail de remplacement. Elles sont 178 dans ce cas.
Le syndicat CGT de la Bourse du travail de Romorantin s’occupera de leurs droits.
La présence de « chinois » dans la Vallée du Cher n’est pas passée inaperçue. Elle a suscité les curiosités des uns, les railleries des autres.
Pour autant, les raisons de leur présence et les conditions qui furent les leurs, sont restées longtemps méconnues.
Dans son livre intitulé « Les Américains à Gièvres », l'abbé CHAUVEAU, curé de Gièvres, écrit :
« la main d'œuvre étrangère fut largement utilisée par nos alliés qui employèrent un grand nombre de travailleurs chinois (…) Ces hommes furent précieux pour les gros travaux de peine : défrichage, construction des routes, creusage de fossés, etc.
Les étrangers qui arrivaient à Gièvres, étaient fort intrigués par ces représentants de la race mongole, au teint jaunâtre, à l'angle de l'œil très peu enfoncé, aux sourcils fins et peu arqués, au nez large et aplati, aux pommettes saillantes, aux lèvres grosses et charnues, au menton court. Sont-ils intelligents et bons ouvriers ? Me demandait-on fréquemment. Je ne puis guère avoir sur eux d'idées personnelles, ne les ayant point fréquentés, mais j'ai entendu dire par un homme entendu, M. Hardy, Directeur du Parc Automobile, qu'il se trouvaient parmi les chinois qu'il employait, des ouvriers forts habiles en ébénisterie. J'ai vu, de mes yeux, des ouvrages délicats sortis de leurs mains, et j'ai entendu dire, par le commandant Peres, si apprécié et si regretté de nous tous, qu'à la condition qu'on les traitât avec un grand esprit de justice et qu'on leur donnât abondamment le riz et les autres aliments dont ils sont friands, on en faisait ce que l'on voulait."
Des « curiosités » dociles en quelque sorte !
Lucien Dubesch, lui, dans son livre « La douceur de vivre » ironise.
« Des chinois, il en est venu aussi, des vrais, en chair et en os. Fils du Ciel qu’ils étaient drôles ! La semaine, ils faisaient semblant de travailler et le spectacle valait le coup d’oeil. Ils partaient, avec une brouette chargée de cailloux, pour ressemeler la route dévorée par les automobiles. L’oeil oblique, ils surveillaient leur surveillant. Au premier moment d’inattention, délicatement, vlan, tous les cailloux sur la route, n’importe où. C’est très fatiguant de brouetter des cailloux. Il fallait voir ensuite le petit rire malin du coin de leur oeil plissé. Soyez assuré que les routes du pays sont en excellent état de conservation.
On les avait parqués sous la garde d’un military police, orné d’une casquette moutarde et armé d’un bâton blanc. En cas de conflit, comme l’américain ne savait pas le chinois et comme le chinois ne savait pas l’américain, la casquette moutarde retrouvant d’instinct le fondement des sociétés, levait le bâton blanc, et, pan ! sur le chinois histoire de le convaincre du principe wilsonien de l’équité des races.
Le dimanche, ils avaient vacances. Ils s’épandaient dans les rues dans des costumes ! Les uns portaient des tuniques de soie admirables, et pas de pantalons : un simple caleçon blanc. D’autres arboraient des mosaïques hétéroclites, empruntées à toutes les armées belligérantes. Et tous par tous les temps, vent, gelée, grêle, portaient solennellement un parapluie à bras tendu.
Il y avait dans le pays une honnête marchande de parapluies qui végétait depuis un quart de siècle : elle s’est retirée des affaires. Elle a liquidé un stock de riflards dont plusieurs remontaient au règne de Louis-Philippe. »
Ces deux auteurs portent sur les chinois, un regard colonial, teinté pour Dubesch, d’une ironie « franchouillarde" à la limite du racisme.
Madame Alice Poplin Girault en fait une description plus sympathique dans « De Romorantin à Giévres mes souvenirs de 1917 à 1919 » :
« Les chinois faisaient leur parade
Et au bout d’un parapluie
Sur l’épaule ils portaient une cage
Dedans des serins faisaient cui-cui ».
Ils n’avaient pas oublié leur habitudes.
Quant à l’enquête de mademoiselle Hélène Leclert sur le « centre hospitalier de Romorantin-Lanthenay pendant la Grande-Guerre », elle nous ramène à la réalité de la dureté des conditions de vie :
« Le souvenir des chinois est resté longtemps dans la mémoire. Le 5 juin 1918, ils étaient 90 hospitalisés mais leurs noms ne figurent pas dans les registres.
Les travailleurs chinois étaient nombreux au camp américain de Gièvres, eux aussi souffrent de graves affections pulmonaires, huit d’entre eux meurent à la suite d’un empoisonnement par des champignons en octobre 1918 ».
Notons que les affections pulmonaires étaient répandues aussi parmi les soldats américains.
Quelques travaux récents font ressurgir leur histoire de l’oubli volontaire des autorités politiques.
Ils étaient nombreux dans la Vallée du Cher.
Les statistiques sur le nombre de travailleurs chinois sont imprécises.
L'officier de liaison du General de « l’Intermediate Supply Depot »(G.I.S.D) de Gièvres relève dans une note en date du 17 octobre 1918 que « les chinois qui étaient au nombre environ de 2000 il y a une quinzaine de jours, ne sont plus que 250… »
Il confirme l'appréciation de la gendarmerie selon laquelle "les effectifs variaient quotidiennement". Aucune explication n'est donnée sur les raisons de ces variations.
Le groupement des travailleurs chinois de Pruniers, lui, compte 1188 chinois à la date du 11 décembre 1918.
Deux facteurs concourent au recours de la main d’oeuvre chinoise en France.
Le passage à l’économie de guerre nécessita de résoudre la problématique de la faiblesse de la main d’œuvre pour faire tourner les usines à plein régime.
Le gouvernement eut recours à la main d’oeuvre féminine,200 000 femmes furent embauchées, dans les usines de guerre, un très grand nombre venait de l’industrie traditionnellement féminisée, le textile notamment. Il eut recours aussi à la main d’oeuvre étrangère, espagnole, grecque, mais surtout à la main d’oeuvre dite coloniale : 80 000 algériens, kabyles notamment, 35 000 marocains, 18 000 tunisiens, 49 000 annamites (Indochinois), 4000 malgaches.
Nombre de ces travailleurs ont été employés dans les usines mais aussi dans les exploitations agricoles de Loir te Cher.
Le 11 octobre 1918, un détachement de 122 hommes nord-africains est mis à la disposition de l’aviation à Villefranche-sur-Cher.
En juin 1916, Le gouvernement français regarda du côté de la main d’oeuvre chinoise.
Par le biais d’une initiative privée, celle d’un colonel français qui négocia avec le « Syndicat chinois Huimin », créé pour l’occasion, des contrats de travail pour les ouvriers chinois désireux de venir en Europe.
Ils n’arriveront en France qu’en 1917, compte tenu des conditions de transports et de la longueur du voyage.
Les britanniques étaient partie prenante de l’opération.
Ainsi 190 000 travailleurs furent recrutés par les français et les britanniques, différemment répartis 20 000 furent employés en Egypte et sur les territoires où les britanniques étaient présents, 150 000 sur le territoire français, dont 100 000 au service des anglais.
37 000 chinois, furent employés dans les usine de guerre françaises, le reste affecté à l’armée américaine en France.
A noter que la Chine est entrée en guerre aux côtés des Alliés le 14 août 1917. Elle ne pouvait fournir des troupes pour le front.
Les ouvriers chinois furent sa contribution à l’effort de guerre.
La majorité de ces travailleurs chinois étaient issus de catégories sociales pauvres.
Nombreux étaient les illettrés, à l’exception de quelques étudiants qui, ainsi, étaient venus gratuitement en France.
Certains d’entre eux devinrent des dirigeants du Parti Communiste Chinois et des compagnons de Mao Tsé Toung dans « La Longue Marche ».
Employés à la manufacture d’armes de Châtellerault, ils se révoltent contre les conditions de vie et de travail déplorables qu’ils subissent.
Certains sont envoyés sur d’autres zones de travail. Peut être en Loir et Cher,
Cela pourrait expliquer la directive du Général de l'Espée, commandant la 5ème Région militaire s'adressant au Préfet de Loir et Cher.
Il lui demande, d'interdire la vente "aux travailleurs chinois et autres travailleurs coloniaux" des revolvers et des couteaux à cran d'arrêt afin d'éviter des "inconvénients graves".
De manière générale, les travailleurs étrangers sont en butte à un problème de ravitaillement, en pain notamment.
Ils ne sont pas attributaires de la carte de pain. Ils s’en procurent difficilement.
Des rassemblements de protestations se forment dans les boulangeries
Le 13 avril 1918, le maire de Selles-sur-Cher écrit au Préfet pour lui demander que les cinq boulangeries de la ville soient sous la protection de la Military Police ou d’une sentinelle américaine.
Les boulangeries sont prises d’assaut par des travailleurs espagnols, grecs, chinois, qui réclament du pain. Devant le refus des boulangers de répondre à leur demande, ils insistent fortement.
La situation est explosive.
Les travailleurs Chinois, réclament du pain, mais aussi du sucre.
L’année 1918 fut parcourue, entre autre, par un débat entre le Sous-Préfet, les américains, l’armée française, les maires de Pruniers et de Romorantin.
La question était de savoir qui devait fournir du sucre aux travailleurs chinois.
Dans l’attente de la prise en charge de la solution du problème par le service idoine, les Chinois, eux, semblent avoir été privés de sucre.
A plusieurs reprises, ils ont manifesté leur mécontentement.
Tout laisse penser que les chinois ne peuvent toujours pas se procurer du sucre. En effet le 7 mars 1917, le Lieutenant LALLIER, commandant le groupement chinois de Pruniers demande au Sous-Préfet, d'interdire aux boulangeries et aux débitants de son arrondissement de fournir du pain et du sucre aux chinois. La raison invoquée est que les travailleurs chinois sont nourris comme les militaires et perçoivent journellement 600 grammes de pain. Une punition sévère était promise aux contrevenants.
Le 27 mars 1918, le Major Américain Bates, Commandant du camp d’aviation de Pruniers, intervient auprès du maire de Giévres pour qu’il fasse attribuer 500 cartes de sucre au responsable de l’YMCA pour les 500 travailleurs Chinois du Camp, « avec laquelle ils pourront acheter la part de sucre alloué à chaque personne selon vos lois ».
Pour qu’ils ne puissent en acheter, les villes vont être consignées aux chinois.
Le 22 septembre 1918, un barrage a été dressé sur la route de Selles à Pruniers.
Les chinois ne peuvent pas franchir le passage gardé.
Un attroupement de 40 chinois se forme à la barrière.
Le commissaire de police est appelé sur les lieux.
Parmi les chinois, il en est un qui parle le français. En termes vifs il s’adresse au Commissaire, s’élève contre la consigne, « Si les américains vont en ville, alors les chinois aussi ! ».
Le Commissaire se trouve entouré et menacé.
Tant bien que mal, il arrive à les calmer en leur offrant de la limonade chez un certain Lorget.
A son retour, il demande au Préfet des mesures coercitives : la création d’une police chinoise ou bien de consigner les chinois dans les camps.
Les travailleurs chinois ne s’en laisseront pas compter et poursuivent leurs réclamations.
Le 10 octobre 1918, un nouveau billet du Sous-Préfet adressé cette fois au Maire de Romorantin affirme que "les difficultés que soulève l'alimentation de la population ouvrière de Romorantin, s'augmente de ce fait que malgré toutes les mesures prises, les chinois continuent d'acheter des denrées d'alimentation."
Il envisage de préciser à l’autorité militaire que les chinois ne doivent acheter aucune denrée alimentaire dans les magasins et sur les marchés, que des forces supplétives soient utilisées pour faire respecter l’interdiction.
Sinon il demandera que la ville de Romorantin soit consignée aux chinois.
La réponse des autorités militaires est nette.
Elle précise que le nombre de chinois a diminué, ils ne sont que 250 ( sans expliquer où sont passés les autres), qu'ils ne se rendent jamais à Romorantin, et que donc ils ne sont pas responsables des difficultés que rencontre la population pour s'alimenter.
Le 11 décembre 1918, le Capitaine GERY, commandant le groupement chinois de Pruniers, adresse au Sous-Préfet de Romorantin, une note manuscrite.
Elle traite de la ration de sucre que les travailleurs chinois doivent percevoir mensuellement.
Étant nourris par l'employeur américain au moyen de denrées provenant d'Amérique, la carte d'alimentation attribuée aux travailleurs chinois « n'aurait d'utilité que pour son coupon de sucre ».
Et, il joint la circulaire du Ministre de la Guerre traitant du « droit des travailleurs chinois à la ration de sucre allouée à la population civile ».
Cette circulaire en date du 31 octobre 1918, sous le timbre de la « Direction des troupes coloniales, service de l'organisation des troupes coloniales » nous renseigne, un peu, sur le statut de ces travailleurs chinois.
Bien que travailleurs civils, ils sont administrés par les services des troupes coloniales de l'armée française.
Ils sont rassemblés en groupement, sous le commandement d'un officier de l'armée.
Ce sont des travailleurs sous contrat d’embauche. Dans leur contrat, il est prévu une ration alimentaire. La ration ne comporte pas d’allocation de sucre
La ration mentionnée au contrat est un « minimum » que doit fournir l'employeur qui nourrit les travailleurs chinois.
Pour autant, il ne leur est pas interdit d'en consommer. Ils peuvent en acheter.
Donc, ils sont soumis, au même titre que les particuliers au rationnement.
La carte de sucre doit leur être attribuée.
La quantité mensuelle est fixée à 500 grammes.
Toutefois il faut distinguer deux cas :
Premier cas : le groupement auquel ils appartiennent forme un ordinaire géré par le commandant du groupement. Ce dernier s'adresse aux services de l'Intendance pour obtenir les 500 grammes réglementaires. La circulaire précise : « dans le cas ou le Commandant du groupement n’emploierait pas la totalité du sucre revenant à ces travailleurs, il doit leur remettre la quantité leur revenant moyennant remboursement ». Comprenne qui pourra !
Deuxième cas : les travailleurs chinois sont nourris directement par l'employeur.
Celui-ci doit se procurer une carte d'alimentation pour chaque travailleur chinois. Cette carte d'alimentation comporte un coupon sucre.
Suite à cela, il s'en suit un échange épistolaire sur l'utilisation du coupon.
Mais rien ne nous éclaire sur le fait que tout au long de l’année, les travailleurs Chinois ont réclamé du sucre, mais aussi du pain.
Peut être que les rations étaient insuffisantes pour satisfaire leur appétit.
Un PV de gendarmerie, en date du 15 avril 1918, nous apprend que ces travailleurs chinois avaient un numéro de matricule mais aussi et surtout un nom.
Ce jour là, deux gendarmes se rendent à la gare de Villefranche-sur-Cher " à l'effet de prendre deux travailleurs chinois arrêtés dans le département du Cher, pour les conduire au camp des travailleurs chinois de Pruniers."
Les deux gendarmes trouvent les deux travailleurs, seuls, sans escorte dans un wagon de troisième classe.
Ils les fouillent et découvrent sur chacun d'eux un contrat de travail.
Un contrat est au nom de HOANG WAN THIER, matricule 18899, âgé de 25 ans, né dans la province de KION CHOUE, sous préfecture de CHAN YANG.
L'autre contrat est au nom KOIN KIN TONG, numéro de matricule 13030, âgé de 25 ans, né dans la province THAN TONG, sous préfecture de NAN THOAN.
L'orthographe des noms et des lieux (transcrits tels qu'ils figurent sur le PV) est peut être approximative, mais que les gendarmes ROULLEAU Clotaire et LAGARDE Camille soient remerciés.
Ils nous ont permis de sortir de l'anonymat deux de ces travailleurs chinois de la Vallée du Cher.
En étudiant les documents relatifs à la présence américaine dans le Loir et Cher, j'ai trouvé dans une liasse conservée aux ADLC, un billet du Sous-Préfet de Romorantin, daté du 7 mars 1917. Il a retenu toute mon attention.
Ce billet de 8 lignes, est adressé au Préfet de Loir et Cher : « J'ai l'honneur de vous rendre compte à toutes fins utiles qu'une sentinelle américaine du camp de Gièvres a tiré sur un chinois qui quittait le camp sans autorisation et l'a tué.
Le colonel commandant le camp a téléphoné au Procureur de la République et l'affaire a été réglée entre le magistrat et cet officier. »
Huit lignes administratives et l'affaire est classée !
Huit lignes qui témoignent du peu de respect pour un travailleur chinois.
Lui, restera anonyme !
1- Historical of the chief engineer, including all operations of the engineer department. American Expeditionary Forces 1917 - - 1919
Washington Government Printing office.
2 - William Oualid, Professeur d’économie politique, Charles Piquenard Directeur du Travail : Salaires et Tarifs, la politique du Ministère de l’Armement et du Ministère du Travail. Puf 1928