Henri Krasucki… …bien plus que des plaques commémoratives.

En pianotant sur Internet, je viens de voir que le 6 juillet dernier une plaque commémorative avait été apposée au Lycée Voltaire où Henri avait été élève. Un brillant élève.

Mais les conditions financières de ses parents et les enjeux politiques de la période, l’avaient conduit à quitter ses études et devenir ouvrier ajusteur.

J’ai trouvé heureuse cette initiative tout en me disant qu’Henri c’était bien plus que des plaques commémoratives aux formulations souvent généralistes : homme politique, syndicaliste.

Et justement, Henri ne fut pas n’importe quel homme politique ou syndicaliste, même éminent.

Il a été … dur de trouver les mots justes … aussi je dirai « totalement », un militant du PCF et de la CGT.

Je ne vous ferai pas ici sa biographie. Il y a ce qu’il faut sur Internet, en articles, en livres.

Mais, lisez-les avec du recul et de la lucidité, car bien de ces écrits suintent l’anticommunisme et l’antisémitisme.

Je vous parlerai plus simplement du Henri Krasucki que j’ai connu.

Vous l’avez déjà compris : Henri a beaucoup compté dans ma vie militante.

Une intelligence militante :

Jeune et toute fraîche syndiquée au syndicat CGT des personnels administratifs du Ministère de la Culture, pleinement engagée dans les événements de mai-juin 1968, je participais régulièrement aux réunions de l’UD de Paris.

Henri, secrétaire confédéral, métallo issu du syndicalisme parisien , y participait souvent et y intervenait.

L’homme était impressionnant. Et devenue une militante plus chevronnée, il ne cessera de m’impressionner !

Certes il y avait ce visage à nul autre pareil.

Mais, c’est l’intelligence qui émanait littéralement de sa personnalité qui vous frappait avant même de l’entendre analyser la situation de l’heure.

Ce n’était pas un homme du verbe.

Il était, disons-le sans détours, peu doué pour les discours avec un ton vite monocorde, surtout s’il lisait son papier….. mais s’il s’énervait ou voire, se mettait en colère alors, généralement, il prenait ses distances avec son texte, improvisait et devenait captivant.

Parce qu’Henri avait un art consommé pour trouver la formule incisive, percutante, qui synthétisait, imageait, rendait perceptible par tous, une analyse théorique, une référence historique, un mot d’ordre, etc.

Le directeur de la VO, qu’il fut plus de vingt ans durant, excellait précisément dans les éditoriaux du journal.

Une plume incisive :

Je me souviens : chaque semaine, je guettais l’arrivée de la VO et je me précipitais sur l’édito d’Henri.

Nulle attente des « éléments de langage » comme on dit aujourd’hui.

Nulle subordination à une supposée ligne officielle.

Mais un impérieux besoin de nourrir ma réflexion, mes analyses, à partir de l’apport des éditos d’Henri.

J’ai toujours en tète certaines de ses phrases !

Ses éditos invitaient à appréhender l’actualité en la croisant avec des des expériences passées, des références historiques et culturelles.

C’est à l’esprit des militants qu’il faisait appel, pas à leur suivisme aveugle.

Rien d’étonnant car Henri était un homme de culture.

Il faut dire qu’il avait été à bonne école !

Enfant, avant de lui permettre d’aller jouer avec ses copains, sa mère lui faisait lire plusieurs pages du Capital de Karl Marx pour apprendre à lire !

Il se nourrira de ces riches apports que furent la culture yiddish, les fondamentaux du marxisme et toute la culture française qu’il affectionnait tant.

Sans parler de sa passion et son érudition pour la musique classique.

Un précieux soutien :

Puis, ayant rapidement accédé à des responsabilités nationales, je fus élue secrétaire générale de la dite union en juin 1978, à la suite d’un conflit interne qui n’allait que croître et embellir ! Je vous en reparlerai car le syndicalisme des fonctionnaires est toujours annonciateur des phénomènes qui travaillent en profondeur toute la CGT.

Je n’avais pas grand monde avec qui je pouvais aborder les problèmes auxquels j’étais confrontée. Je pouvais échanger et discuter avec mes homologues des autres fédérations du secteur public, surtout Louis Viannet pour les PTT et Alain Pouchol pour les Services Publics. J’avais confiance en eux.

Mais à part Henri, je ne pouvais guère faire confiance aux autres membres du Bureau confédéral qui soit, ne comprenaient rien à ce qui se passait dans l’UGFF (Union Générale des Fédérations de Fonctionnaires CGT), soit en avaient compris les enjeux et combattaient mes positions.

Je dois à la vérité de dire que le courant ne passait pas entre Georges Séguy et moi, car nous n’étions pas sur la même longueur d’onde et plus prosaïquement, nous avions des personnalités tout simplement très différentes.

Il avait eu une attitude ambiguë dans le conflit au sein de l’UGFF et je me voyais mal lui demander conseil !

Un bouleversant tatouage :

En cet été 1978, j’ai décidé de rencontrer Henri, pour lui exposer notre situation, comment je voyais les choses, écouter ses analyses et ses conseils.

Il m’avait donné rendez-vous à la VO.

Il m’a demandé quelques instants pour terminer un écrit.

J’étais assise en face de lui. Il faisait chaud. Il portait une chemisette à manches courtes….c’est alors que j’ai vu son numéro de déporté à Auschwitz tatoué sur son avant-bras. Verdâtre mais bien visible. La première fois que j’en voyais un.

J’étais bouleversée et je ne pouvais détourner mes yeux. Henri s’en est aperçu, a porté son regard sur son bras et m’a dit « Et oui, presque 40 ans de vie en rab » !

Je n’ai pas souvenir de l’avoir à nouveau entendu parler de cette terrible période. Comme la plupart des résistants et des déportés qui avaient enfoui en eux ces indicibles souffrances.

Tout au long de ces premières années notamment après 1981 et durant la période de participation du PCF au gouvernement, Henri m’apportera une aide précieuse pour essayer de passer à travers les écueils dans le secteur le plus directement concerné par le nouveau pouvoir, celui de la Fonction Publique au sens large.

Qui plus est, gratifié d’un ministre communiste, Anicet Le Pors.

Et, il sera de bon conseil quelque temps encore, pour faire face aux turbulences internes dans l’UGFF de ceux qui, avec l’arrivée d’une gauche à très large majorité socialiste, ambitionnaient de gagner des positions dans la CGT au bénéfice du PS.

Je vous raconterai, promis, bientôt cette inoubliable période.

 Tout Henri, en deux exemples :

Mais pour l’heure, et parce que je les trouve très significatifs du personnage, je vais vous rapporter deux faits.

1 / Le premier se passe au Congrès de l’UGFF qui se tenait à St. Etienne en janvier 1982. Donc six mois après l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Les anti communistes de service ( les différentes familles gauchistes en tête ) ne pouvaient guère nous attaquer sur notre attitude à l’égard du gouvernement. Nous n’avions rien changé à la position bien enracinée de la CGT dans la Fonction Publique depuis 1946 : indépendance par rapport aux gouvernements quels qu’ils soient. Et nous avions refusé la demande du ministre de venir saluer notre Congrès.

Quand j’y repense ! Ce sont les fédérations réputées « pures et dures », qui elles ont invité leur ministre communiste ou socialiste à venir plastronner dans leurs Congrès.

Nous savions par contre, que c’était sur le coup d’Etat militaire en Pologne et les libertés dans les pays socialistes, que porteraient les attaques. L’international à défaut du national !

Nous condamnions en interne ce coup d’état, avec sévérité.

Nous nous étions donc préparés aux critiques avec la proposition d’une motion dont le fil conducteur était un énoncé de fondamentaux conduisant à ne pas approuver bien évidemment et à se tourner vers des solutions pour l’avenir et à réaffirmer la liberté de position pour toutes les organisations dans la CGT ; donc contourner l’écueil d’une utilisation de notre position contre la CGT.

Je veux rendre hommage à Denis Troupenat, du syndicat des Affaires Sociales, qui fut un rapporteur exceptionnel … formé dans les joutes oratoires des assemblées générales de 1968 !

J’attendais impatiemment l’arrivée d’Henri qui représentait le Bureau Confédéral à notre Congrès.

Il devait arriver en avion. Introuvable à l'aéroport. Son chauffeur l’avait bien conduit à Orly. Le voilà qui arrive quelques minutes avant l’ouverture du Congrès. Toujours en retard, dans sa précipitation il avait pris l’avion pour Lyon … et un taxi de Lyon à St Etienne !

Mais ce fut le Henri des grands jours. Il avait fait sienne l’expression de de Gaulle « Prenez invariablement la position la plus élevée, c’est généralement la moins encombrée » !    

Il nous fit, à partir de quelques notes, un fabuleux discours sur les traditions internationales de la CGT, sur les réalités complexes des pays socialistes et la spécificité de chacun qui marquait encore l’histoire présente et tout particulièrement l’histoire de la Pologne.

Il fut ovationné, la motion adoptée à la quasi unanimité.

Les médias qui guettaient la position de l’UGFF en étaient pour leur frais !

2 / Le second se passe, lui, au Congrès de Bourges l’UGFF, en 1988.

Nous avions voulu le placer sur le thème des rapports entre les services publics et les usagers. Nous voulions inverser la tendance bien ancrée d’un syndicalisme des fonctionnaires qui se considérait le mieux placé pour définir ce que devaient être les services publics.

Cette conception réduisait citoyens et usagers au simple rôle de soutien.

Autant, entre nous, nous étions critiques sur les dysfonctionnements et archaïsmes de nos services publics, autant les critiques venant de l’extérieur étaient vécues comme d’injustifiées attaques.

Nous voulions changer nos comportements. Partir des citoyens et non de nous, pour défendre le service public.

Et, pour réfléchir ensemble, nous avions ( c’était une première ) invité des dirigeants de Fédérations du privé et d’Unions Départementales, à une séance commune.

Et Henri pour la Confédération. Il devait intervenir l’après-midi.

Il avait écouté le débat avec beaucoup d’attention et pris pas mal de notes.

À midi, il me dit « Je vais dans ma chambre travailler. Ce qu’on m’a préparé ne colle pas. Apportez-moi une bricole à manger ». Pas compliqué à satisfaire car Henri ne fumait pas, ne buvait pas et mangeait n’importe quoi !

Il a alors intégralement réécrit son discours.

Il avait saisi le nouveau de notre démarche et combien elle secouait sec les visions traditionnelles ( en fait celles de quasiment toutes les corporations du secteur public ).

Là encore, son intelligence des situations, cette capacité à appréhender le mouvement des idées, produisirent une de ces interventions dont vous vous vous souvenez longtemps après … même si les inerties et les conservatismes n’ont pas permis de grandes avancées novatrices dans ces années là, sur la manière de concevoir la défense des services publics.

Après 1982, un autre Henri, peu à peu :

En juin 1982, Henri fut élu secrétaire général de la CGT, malgré bien des oppositions internes.

Mais en cette période de début de désillusion sur le gouvernement ( un Premier Ministre socialiste qui annonce, en plein congrès de la CGT, le blocage des salaires ….), Henri symbolisait pour beaucoup d’entre nous une ligne indépendante et combattive pour la CGT.

De grâce, qu’on m’épargne les discours sur un Henri ou moi-même, réputés être des staliniens !

Accusations tellement pratiques pour banaliser, voire glorifier, toutes les formes du syndicalisme à l’échine souple et l’éviction de communistes des postes de responsabilité !

Pourtant un phénomène, sur lequel je m’interroge toujours, se produisit.

Le comportement d’Henri changea peu à peu, notamment à l’égard du syndicalisme des fonctionnaires, non pas dans nos positions extérieures vis à vis du gouvernement et du ministre Le Pors, mais dans nos efforts internes pour faire avancer des positions que nous considérions décisives pour l’avenir et qui se heurtaient à bien des corporatismes, exploités par des forces qui elles visaient des enjeux politiques au sein de la CGT.

À son tour, les turbulences internes de l’UGFF, exploitées au niveau confédéral par ses opposants, l’indisposaient dans sa volonté d’unité du Bureau Confédéral.

À la lumière de l’histoire de la CGT, j’ai souvent appelé ce phénomène le « syndrome de l’unité à tout prix de la CGT » à partir de son vieil héritage historique qui avait fait du syndicalisme des fonctionnaires la chasse gardée des non-communistes.

Mais précisément, nous n’étions plus en 1947 au moment de la scission ou 1956 au moment des événements en Hongrie.

Dans ce changement de Henri, j’ai toujours pensé qu’un autre élément, plus subjectif et personnel chez lui, avait joué un rôle important.

Ce qui suit n’engage que moi.

Je crois qu’Henri portait encore la blessure d’avoir vu Séguy lui être préféré pour devenir secrétaire général de la CGT.

Ce dernier paraissait plus compatible avec les réalités du monde du travail et les mentalités d’alors. Il était né français, cheminot ( une des corporations phares de la Résistance et lui-même fut déporté ), jovial, chasseur, faisant son potager et bon vivant…

Il y avait chez Henri, dans cette reconnaissance tardive, une volonté de se mouler dans les stéréotypes de la fonction au sein de la CGT. Comme s’il avait besoin de démontrer qu’il était digne d’être secrétaire général.

Car, en plus, Henri était juif.

Mon intime conviction est qu’il avait été victime de cet antisémitisme larvé, rampant, qui hélas n’a pas épargné le mouvement révolutionnaire.

J’en parle d’expérience ! Je me suis appelée longtemps Hirszberg, nom de mon premier mari, d’origine juive polonaise lui aussi. N’étant pas juive mais pourvue d’un physique méditerranéen qui me faisait considérer telle, j’ai eu tout loisir d’en observer les manifestations insidieuses !


Relisez-le, lisez-le…il est toujours d’actualité :


Les dernières années de son mandat furent pénibles. Il fut combattu dans des luttes du sérail peu glorieuses, très loin d’un débat d’idées digne de ce nom.

Malgré, je dois le dire, mes déceptions à son égard pour son « lâchage » et ma conviction que l’UGFF allait vers le précipice, je n’ai jamais éprouvé de ressentiment pour lui, tant toute sa vie militante et ce qu’il avait symbolisé pour la jeune militante, surnageaient au-dessus de l’écume du court terme.

En ces temps de déshérence de la pensée militante et de l’invention quotidienne de l’eau chaude, il faut relire ou lire Henri Krasucki.

J’ai en tête en particulier ses écrits sur les négociations, les rapports de force à créer, les luttes, etc…alors que se prépare la nouvelle loi Travail.

                   

…….Un remords m’habite et j’ai besoin de le confesser : je ne suis pas allée à ses obsèques.

Je ne pouvais pas.

Il y avait des visages que je ne voulais pas voir.

Ceux qui après avoir sali Henri, allaient lui trouver toutes les qualités, une fois mort.

Ceux-la qui avaient aussi porté leurs coups contre le syndicalisme CGT des fonctionnaires.




16 Août 2017