LA GUERRE ET L'ARGENT


UNE ETRANGE AFFAIRE DE SPECULATION FORESTIERE


Table des matières 

UNE ETRANGE AFFAIRE DE SPECULATION FORESTIERE

  • Le bois et la guerre. 
  • Le domaine de Boisgenceaux en 1917.

Une lettre anonyme au Préfet.

Le Préfet prend l’affaire au sérieux :

  • Une affaire qui pourrait être d’importance .
  • Le sous-préfet fait diligence.
    • La chronologie des faits.
    • Un acte contenant  des dispositions particulières.
    • Des faits troublants.
    • La rumeur colporte trois hypothèses.

Le Préfet va interpeller les autorités militaires et civiles …

...et le sous-préfet complète son rapport.

  • Le sous-préfet  s’est forgé une solide conviction. 
    • C’est Monsieur Bac qui est à la manoeuvre.
    • C’est la spéculation sur le bois qui est la cause;
  • Son dernier rapport du 18 Décembre 1917.

La réponse du Ministre de l’Armement et des Fabrications de Guerre, le 8 janvier 1918.

  • La déclaration de Faverot.
  • Des questions en suspens….
    • Faverot Louis, Maxime, le clerc d’avoué :
    • Eugène, Louis, Philippe Mutignon, le banquier : 
    • Charles, Guillaume Bac,  l’ industriel :

Une juteuse réquisition ?

Qu’est devenu le domaine de Boisgenceaux ?

  • La création de la SA. « Centrale Agricole ».
  • Le dépeçage du domaine est entrepris.

Du sang et de l’argent…

Annexe


Le bois et la guerre

L’installation dans la guerre de tranchées nécessita une quantité énorme de bois.

Selon l’ONF, l’armée emploie de 1914 à 1915, 6 millions de m3 de bois.

Aux besoins de l’armée française, s’ajoutent ceux des armées alliées, notamment britannique.

Le domaine forestier français fut très largement mis à contribution.

Très rapidement le bois devint un produit cher, très cher.

Les enquêtes annuelles de la Chambre de Commerce de Blois sur l’activité économique dans le département mettent en exergue les causes de la hausse du prix du bois :

  • l’abandon de coupes, faute de main d’oeuvre raréfie le produit,
  • l’arrêt de la quasi totalité des scieries, car seules, celles qui travaillent pour l’armée sont encore en activité,
  • la hausse du coût de la main d’œuvre qui ne cesse de croître du fait de sa rareté.

A ces causes objectives, ils convient d’ajouter la spéculation. Les demandes militaires sont énormes, l’offre réduite, les marchands de bois peu nombreux, la concurrence faisait rage. Industriels du bois et propriétaires forestiers en profitaient.

La Chambre de Commerce de Blois, témoigne  de l’activité florissante des marchands de bois, de l’augmentation des prix, le stère pouvant atteindre 25 francs dans le nord du département en 1917.

Concernant le canton de Salbris, par exemple, elle précise : « le commerce de bois est seul le plus florissant. Malgré des salaires devenant de plus en plus démesurément élevés par l’exigence des ouvriers. Les marchands de bois font de très brillantes affaires».

Le gouvernement français tentera de contenir l’évolution des prix.

L’arrivée des troupes américaines amplifia la demande de bois.

Leurs besoins étaient énormes, à la fois pour les troupes sur le front mais aussi pour la construction de la base arrière du CEA dans la Vallée du Cher et en Sologne notamment.

Les spéculateurs n’hésitèrent pas à démanteler des domaines entiers pour réaliser de substantiels bénéfices.

C’est le cas de « l’affaire du domaine de Boisgenceaux ».


Le domaine de Boisgenceaux en 1917 : 

Il est pour l’essentiel, situé sur la commune de Mur de Sologne.

Il comprend un château, des fermes et locatures (petites maisons rurales, petites fermes avec ou sans terre en location) pour une contenance de 854 hectares dont 816 hectares de bois. 

Monsieur Bac, le propriétaire, a acheté le domaine de Boisgenceaux au Vicomte et à la Vicomtesse de Montlivault en 1902, pour la somme de 490 000 francs de l’époque.

Ce domaine comprenait le château et la ferme de Boisgenceaux, les fermes de la Gravelle, de la Grange, du Mesnil, les 2 locatures du Marais, de la Règallière, de la Grange, du Mesnil, de la Gravelle, les 3 locatures du Dreuillet, les 6 étangs du Rotay Boisgenceaux Chauveau, l’étang du bourg, et les bois, près, droits de communautés dans les bruyères dites de Habris situés sur la commune de Veilleins.

Ce domaine de plus de 650 hectares, avait été agrandi jusqu’en 1911 par des achats successifs et des échanges de parcelles, pour un montant de 608 055 francs, 

Le montant total de l’achat s’élève donc à 1 098 055 francs.



Une lettre anonyme au Préfet :

L’affaire débute par une lettre anonyme.

Datée du 27 novembre 1917, elle est adressée au Préfet de Loir et Cher.

Le mystérieux correspondant l’informe des conditions particulières de la vente du domaine de Boisgenceaux.

Il dit en substance que ce domaine d’une superficie de 800 hectares d’arbres splendides de grande valeur, a été réquisitionné par l’autorité militaire. 

Mais, des « intermédiaires » se « sont abattus sur cette propriété ».

Le domaine est acheté par un certain Monsieur Maxime Faverot, premier clerc d’avoué, actuellement mobilisé au Ministère de la Guerre.

« Mr Faverot ne possède aucune fortune, mais par suite de son emploi au Ministère de la Guerre, il a paraît-il, des relations considérables qui lui permettent de se faire fort d’obtenir l’annulation de la réquisition des bois ».

Ensuite, ces bois seraient revendus à des intermédiaires, qui les revendraient à l’Etat.

Par ce tour de passe-passe, ils réaliseraient un substantiel bénéfice. 

Le correspondant du préfet conclut :

« L’opération sera excellente pour tous sauf les bons contribuables. 

Le temps de la gabegie devrait cependant être passé », 

Il signe, « un conseiller municipal de Mur de Sologne ».

Le Préfet prend l’affaire au sérieux :

Une affaire qui pourrait être d’importance

Si les faits s’avéraient exacts, l’affaire serait d’importance. 

Elle incrimine l’armée française et les services du Ministère de la Guerre.

Le bois est un produit recherché par le Génie Français et le Génie Américain.

Le Corps Expéditionnaire Américain (C.E.A) est en cours d’installation en Sologne. 

Ses besoins en bois sont énormes.

Pour assurer une saine gestion de la ressource forestière, répondre de manière équilibrée aux besoins et aux priorités des demandes des armées, mais aussi pour éviter une hausse incessante du prix du bois et la spéculation, un accord a été passé entre le gouvernement français et les autorités militaires américaines.

Il stipule que c’est le « Service des bois» du Ministère de l’Armement et des Productions de Guerre qui effectue les achats des propriétés privées, ou, le cas échéant, les réquisitionne, puis les rétrocède aux autorités américaines à prix coûtant.

La réquisition n’est pas la pratique habituelle. Elle est utilisée lorsque une entente amiable entre les parties, acheteurs et vendeurs, n’est pas possible.

Le Préfet prend donc l’affaire au sérieux et le 3 décembre, il demande au sous-préfet de Romorantin de diligenter une enquête urgente. 

Le sous-préfet avait anticipé la requête du préfet. 

Il avait, discrètement, conduit une enquête, car lorsque les conditions de la vente avaient été connues de l’opinion publique, elles avaient soulevées une forte émotion et un mécontentement certain, dans la commune mais au delà, jusqu’à Romorantin. 

Le sous-préfet fait diligence.


La réponse ne tarde pas.. Le 7 décembre, le  sous-préfet rend son rapport.

Pour lui il relève de l’évidence qu’il s’agit de  « faits certains et vérifiés ».

La chronologie des faits :

Le 17 novembre 1917, le Lieutenant Filloux du Centre d’exploitation des bois de Chaumont-sur-Tharonne est arrivé, à 16 H 20 en automobile, dans la commune de Mur de Sologne pour remettre à la mairie, l’ordre de réquisition des bois de la forêt de Boisgenceaux ainsi libellé ;

« L’ordre de réquisition - Centre des bois d’Orléans - Mr le Maire de Mur - de -Sologne, département de Loir et Cher, est requis de fournir ……. les prestations suivantes : Les bois existant dans la forêt de Boisgenceaux appartenant à Mr Bac (château de la Motte à Seur) et situés sur la commune de Mur-de-Sologne. Signé du Chef de Bataillon Rives ».

Le commissionnaire de la mairie, se rend au domaine de Boisgenceaux, pour déposer en main propre à Monsieur Bac, le propriétaire, l’ordre de réquisition.

Il est absent.

Le garde-régisseur, Mr Gueniot Edmond, refuse de signer l’accusé de réception.

L’ordre revient à la mairie.

Le soir même, il est expédié par la poste à l’adresse du propriétaire, le château de la Motte à Seur, dans le Loir et Cher.

Monsieur Bac le reçoit le 20 novembre.

Le 21 novembre, il écrit au maire de Mur de Sologne pour lui signifier la vente du domaine à un certain Monsieur Faverot Maxime, secrétaire à l’Etat-Major de l’armée, 4 bis, Bd des Invalides.

Le 22 novembre, Bac et Faverot se rendent chez le maire, Mr Bac en citoyen polissé souhaitait lui présenter Mr Faverot, le nouveau propriétaire.

Nous ne disposons d’aucune indication sur le contenu de la rencontre. Il est aisé d’imaginer l’étonnement du maire, lorsqu’il apprit que ce domaine à été vendu le jour même où il a été réquisitionné par l’armée.

En effet, le prix de vente, 1 200 000 francs a été réglé le 17 novembre 1917, et l’argent déposé le même jour chez Mr Barat, agent de change, à Paris 13, rue Lafayette.

Après l’entrevue, les deux compères vont déjeuner à l’auberge de la Croix-Blanche dans la commune de Mur de Sologne, accompagnés d’un certain Mr. Lombardini qui s’avérera être un marchand de bois.

Après le déjeuner, le vendeur et l’acquéreur se rendent à l’étude du notaire Bedu, à Romorantin, pour signer l’acte de vente.

Un acte contenant des dispositions particulières :

Le contenu de cet acte de vente est particulier si l’on se place du point de vue de l’acheteur.

En effet, le vendeur, Mr Bac, se réserve, expressément, la jouissance de divers immeubles : du château et de tout ce qu’il contient sans limite de date; de la Faisanderie, occupée par le régisseur jusqu’au 1er novembre 1918; de tous les communs de Boisgenceaux ainsi que des fermes exploitées jusqu’au 1er novembre 1818; le droit de faire plusieurs ventes publiques du matériel agricole, bestiaux etc, jusqu’au 1er novembre 1918; 21 hectares de blé ensemencés en 1917; les bois coupés antérieurement restent la propriété de Mr BAC.

En fait, pour l’acheteur, la jouissance immédiate ne concerne que la forêt. La jouissance des autres biens est différée dans le temps. Il pourra vendre ensuite la propriété mais dévalorisée par l’exploitation de la forêt

L’acte fait mention de l’ordre de réquisition. 

Mr Bac déclare avoir reçu chez lui, à la Motte, à Seur, par la poste une lettre du Maire de Mur-de-Sologne contenant l’ordre de réquisition.

Les conséquences de son exécution et éventuellement le contentieux qui en résulteraient sont à la charge exclusive de l’acheteur.

Cet acte, semble avoir été rédigé pour le dépeçage, rapide, de la forêt de Boisgenceaux. 

Des faits troublants.

La concomitance des dates d’achat et de réquisition interroge.

Les deux actes interviennent le même jour.

Les forestiers sont déjà sur place : 13 sapeurs-forestiers des Eaux et Forets ainsi qu’un entrepreneur privé, Mr Llorca accompagné de 100 ouvriers forestiers espagnols. Ils travaillent pour le Génie Américain car ces coupes sont destinées au CEA.  

La décision du propriétaire ne surprend pas la population. 

Monsieur Bac est connu, pour son originalité, ses brusqueries, mais surtout pour son « sens des affaires ».

Sa fortune d’origine industrielle est importante. Son père serait le fabriquant des plumes Sergent-Major, dit-on !

Il possède en plus du domaine vendu, comme on l’a vu, le château da la Motte dans le département ainsi que des immeubles à Paris.

Par contre la personnalité de l’acheteur est tout autre. Lorsqu’elle est connue, c’est la stupeur dans la population.

La description que le Sous-Préfet dresse de Faverot Maxime n’est pas flatteuse.

« Il est jeune, 24 ans, écrira-t-il, c’est un petit clerc d’avoué, sans instruction, sans éducation, pas très travailleur, un peu niais et « fat » disent les gens qui le connaissent.

Il copie des assignations et des conclusions. Au palais, on connait à peine son nom.

On lui prête, « confidentiellement », des moeurs spéciales. Son père est journalier. Il lavait des bouteilles chez un pharmacien. Sa mère tenait un cabaret avec épicerie ».

De la classe 13, il a été réformé, puis repris dans le service auxiliaire et mobilisé à l’Inspection Régionale des Sursis. « Là il se taille une réputation d’influence. 

il prétend faire accorder tous les sursis à qui lui convient ».

« Il aime imiter la grenouille du bon la Fontaine »

Il est actuellement secrétaire à l’Etat Major.

Il ne possède aucune fortune.

« Il n’est pas déconsidéré, mais il n’est pas considéré » écrira-t-il.

Comment cet homme là, a-t-il pu disposer d’une somme pareille, 1 200 000 francs ?

Toujours selon le sous-préfet, les officiers américains qui fréquentent l’hôtel de la Croix Blanche, ont quelquefois évoqué, la spéculation sur les bois et le rôle des « italiens » dans cette affaire.

Lombardini, le troisième compère, n’est-ce pas un nom italien ?

Tous les ingrédients sont réunis pour que la rumeur enfle.

La rumeur colporte trois hypothèses.

La première :

Il a agi pour le compte et sur les ordres de ses chefs militaires. C’est Faverot, lui même, qui l’affirme.

Le sous-préfet considère cette affirmation comme « étant ridicule ».

La seconde :

Sa mère aurait hérité de l’un de ses anciens amants. Tout aussi stupide que la première estime le sous-préfet.

La troisième :  

La plus plausible, selon le sous-préfet, est que le nouveau propriétaire a agi pour le compte d’un groupement de marchands de bois, sous la houlette de Mr Lombardini. 

il existerait une entente secrète entre l’ancien propriétaire, le nouveau, un groupement de marchands de bois et le notaire Bedu chez qui l’acte a été signé.

Les télégrammes (saisis à la Poste dans le cadre de l’enquête) échangés entre les protagonistes, avant et après le 17 novembre, renforcent cette hypothèse et montrent la rapidité avec laquelle ils ont agi.

Car le domaine est convoité. Les offres d’achat sont nombreuses. Une émane du Génie américain. Cela explique peut être le recours à la réquisition. 

A ce stade de sa connaissance du dossier et de l’état d’esprit de la population, le sous-préfet avance quelques propositions. Il faut agir vite.

Il propose que, de toute urgence, le Caporal Faverot soit interrogé. « Dans la situation militaire où est Faverot n’importe quelle autorité lui fera donner le nom de ses commettants ».

Il faut qu’il soit interrogé quel qu’en soit le résultat. Cette affirmation laisse penser que le doute subsiste sur le rôle de l’armée ou sur la complicité éventuelle d’officiers bien informés.

Il faut désamorcer le mécontentement, apaiser la population.

Dans le public, les commentaires vont bon train. La lettre anonyme frappe au point sensible « voilà, dit-on, une réelle gabegie ! »

« L’heure est trop grave pour que l’on tolère des agissements qui émeuvent et troublent si gravement l’opinion ».

Le sous-préfet poursuivra ses investigations.

Le Préfet, lui, s’adressera aux autorités civiles et militaires.

Le Préfet va interpeller les autorités militaires et civiles …

Le 10 décembre 1917, il s’adresse au Commandant de la 5e Région militaire, le Général de l’Espée ainsi qu’au Ministre de l’Armement et des Fabrications de Guerre. 

Dans son courrier, il fait état du contenu de la lettre anonyme, de l’importance de l’affaire, du sentiment de l’opinion publique,.

Il fait sienne les conclusions et propositions du sous-préfet 

Il demande au Général :

-  l’ouverture d’une enquête militaire, l’interrogatoire de Faverot « il a agi comme personne interposée et sa situation à l’Etat-Major de l’Armée rend sinon vraisemblable- du moins possible- l’hypothèse de la lettre anonyme ».

  • le maintien de la réquisition. Il interroge le Général. Le Préfet. veut des certitudes. Ce qui laisse entendre qu’il avait envisagé qu’elle puisse ne pas l’être.
  • de rassurer rapidement l’opinion publique. « Il importe -écrit-il- pour ramener le calme dans l’opinion publique, soit de pouvoir dénoncer catégoriquement et publiquement la chose, soit de punir durement le ou les coupables ».

La formulation du Préfet est ambiguë. 

Sur le plan juridique, la vente est licite, et Faverot ne peut être condamné pour son rôle d’intermédiaire.

La « dure punition du ou des coupables »  semble devoir être la sanction militaire. 

Faverot a-t-il des complices, des informateurs au sein de l’armée ?

Le Préfet demande donc au Général de faire la clarté sur le rôle de l’armée. 

La réponse du Général commandant le 5e Région, en date du 13 Décembre 1917, est rapide, courte :

  • la réquisition est maintenue,
  • le Ministre de la Guerre est saisi,
  • la sanction du Caporal Faverot fait l’objet d’un échange de correspondance entre le Général de Division, Inspecteur Général du Service des Bois et le Général Chef d’Etat-Major de l’Armée.

Le niveau de décision est ainsi très haut placé. Comment interpréter cette réponse ? 

Simple rappel au préfet des règles de procédures de l’armée ? 

Désignation d’un seul coupable ?

Ou bien, c’est notre affaire. On s’en occupe. Passez votre chemin !

Pendant ce temps, sur le terrain, les investigations se poursuivent.

Et les évènements s’enchaînent vite…

...et le sous-préfet complète son rapport :

Le sous-préfet rend un nouveau rapport le 17/12/10917 dans lequel il explique que : Faverot  a revendu le domaine  de Boisgenceaux, le 8 décembre 1917, pour un prix de 1 400 000 francs, à un certain Mr Mutignon demeurant à Hardrincourt dans le département de la Seine et Oise.

Ainsi le bénéfice s’élève à 200 000 frs.

Les bailleurs de fonds se répartissent les bénéfices. Nous ignorons dans quelles proportions.

Mais qui sont-ils ?

Faverot n’est pas oublié.

Le sous-préfet s’est forgé une solide conviction :  

C’est Monsieur Bac qui est à la manoeuvre.

Le sous-préfet s’est forgé une solide conviction : « c’est Monsieur Bac qui est entré en contact avec les véritables acheteurs de sa propriété ».

« Faverot -écrit-il- est un garçon qui ne représente que peu de chose ou plutôt rien du tout et à la mentalité douteuse ».

« Pourquoi l’emploie-t-on ? ». 

Considérant la coïncidence de la réquisition et de la vente, pour le sous-préfet l’alternative est la suivante :

  • ou cette réquisition était avantageuse pour le propriétaire de « Boisgenceaux. » et les bailleurs de fonds de Faverot ont profité de renseignements recueillis par ce dernier au Ministère de la Guerre pour acheter sur l’heure,
  • ou la réquisition sur pied est désavantageuse pour le propriétaire qui trouverait un plus grand bénéfice à vendre le bois une fois exploité, sans préjudice des quantités qu’il distrairait pour d’autres destinations. Dans ce second cas, le concours de Faverot était escompté pour la levée de la réquisition.

Ce qui ressort dans les deux termes de l’alternative, c’est que le sous-préfet semble être persuadé de l’implication de militaires.

C’est la spéculation sur le bois qui est la cause :

Le sous-préfet parle clair.

Cette affaire repose sur une base précise la spéculation à la hausse du prix du bois.

Avant la guerre, la « corde », -c’est l’unité de mesure en usage en Sologne cubant 3 stères-, était vendue 20 à 30 francs. En 1917, la « corde » est vendue entre 80 à 100 francs.

Il est très difficile de se procurer du bois.

La quasi totalité des coupes est accaparée par des marchands pour être expédiée hors du département.

L’augmentation du prix du bois préoccupe particulièrement les classes laborieuses de Sologne.

Le bois, c’est à peu près le seul combustible utilisé.

La spéculation est très répandue.

Il cite l’exemple « de ces wagons de charbon qui, passant de mains par des intermédiaires aussi nombreux qu’inattendus, tels que modistes ou marchands de musique, finissent au moment où ils parviennent au consommateur, pour atteindre des prix exorbitants »

Les accapareurs qui mettent la main sur des étendues boisées aussi importantes vont peser sur le marché du bois, faire monter les prix et aggraver les difficultés de la population. 

Le mécontentement des populations, notamment des ouvriers confrontés à la vie chère, et qui constatent les « affaires » inquiète le sous-préfet : « La vente de Boisgenceaux est la première qui éveille d’aussi graves soupçons par les circonstances singulières dans lesquelles elle a été réalisée. Mais bien des ventes immobilières en Sologne depuis un an, sans faire autant de bruit, n’en ont pas moins été traitées dans le même but ».

Pour conclure le sous-préfet souhaite que Faverot soit sanctionné : « … sanction d’autant plus nécessaire qu’elle serait unique »


Son dernier rapport du 18 Décembre 1917.

Le sous-préfet complète ses informations : sur la commune de Gy où le « Domaine de L’Aubraye » est en vente depuis longtemps.

Sa superficie de 900 hectares est très boisée.

Il appartient à Mr de Beaucorps.

L’ acquéreur est Monsieur Urbain, propriétaire du domaine voisin, « le Chêne Moreau ».

Faverot proposera à Monsieur de Beaucorps un prix supérieur à celui fixé, pour emporter la vente.

Mr de Beaucorps refusera.

«Il est à noter que la commune de Gy se trouve dans le rayon de cantonnement de la Division Américaine attendue incessamment ».

Décidément, Faverot, avait accès à des informations de première main.

La réponse du Ministre de l’Armement et des Fabrications de Guerre, le 8 janvier 1918.

Le 8 janvier 1918, le Ministre répond au Préfet de Loir et Cher.

Il précise que Faverot est, au sein de l’Etat major des armée, employé au « Groupe de l’Avant ».

Le Président du Conseil, Ministre de la Guerre a avisé le ministre de l’Armement et des Fabrications de Guerre que selon lui, « le Groupe de l’Avant de l’Etat-Major ne traitant que des questions de matériel entre les Armées Alliées, ce ne peut être à l’occasion de son Service que le Caporal Faverot a eu connaissance de l’affaire de la forêt de Boisgenceaux».

D’ ailleurs selon Faverot, il était en possession de la promesse de vente signée par Mr Bac depuis septembre 1917.

Le ministre réaffirme son intention de maintenir l’ordre de réquisition pour mettre fin à la tentative de spéculation.

Il ne fait pas référence à une sanction éventuelle de Faverot.

Le Ministre joint à sa lettre la déclaration de Mr Faverot.

La déclaration de Faverot :

Le caporal Faverot a été interrogé par ses supérieurs. Dans la déclaration qu’il fait, il apporte des précisions quant à sa démarche. 

Hélas, une seule page de cette déclaration nous est parvenue !

Selon lui, c’est au cours de sa permission, en septembre 1917, qu’il s’est mis en rapport avec un  ancien client de l’étude dans laquelle il travaille, Mr BAC.

Ce dernier,  lui a « donné une promesse verbale de vente de Boisgenceaux ».

Faverot comptait réaliser séparément les bois du domaine et revendre ensuite la propriété.

L’opération lui laisserait un confortable bénéfice.

« c’est d'ailleurs sur ces bases que se sont traitées des centaines de ventes de terres boisées dans le Centre de la France », déclare-t -il.

Il s’adresse à des marchands de bois,

D’abord à Mr Benardeau. Il n’est pas intéressé. Ensuite, par l’intermédiaire de Mr Lombardini, il contacte Mr Mutignon, banquier à Paris, qui lui, achète Boisgenceaux.

Ce qui est remarquable, c’est qu’il semble que cette déclaration ait été prise pour argent comptant !

Des questions en suspens….

Dans ce dossier les zones d’ombres sont nombreuses.

A la rumeur publique qui bien souvent amplifie les faits ou les travestit, s’ajoute la méconnaissance de tous les actes des protagonistes.

De nombreuses questions restent en suspens.

Comment ne pas s’interroger sur les objectifs réels de cette opération.

Voilà deux hommes d’affaires, un industriel et un banquier, rompus à passer des transactions complexes, qui utilisent une personne sans surface financière, présentée comme niaise.

L’est-elle véritablement ?

Bac, Mutignon, se connaissaient-ils ?

Qui sont-ils ?

Faverot, qui est-il ?

Faverot Louis, Maxime, le clerc d’avoué :

Il est né le 13 février 1893 à Romorantin.

Il présente un physique assez banal, pas très grand, 1,68 m; visage rond; nez fort; blond; yeux gris.

Il exerce la fonction de Clerc d’avoué.

Réformé temporaire par la commission de réformes d’Orléans du  23 avril 1914, il est appelé pour le service armé par le Conseil de Révision de Romorantin le 8 octobre 1914.

Il rejoint son corps le jour de son incorporation le 12 octobre 1914.

Il est affecté dans le Service Auxiliaire. 

En avril 1915, il est maintenu dans le Service Auxiliaire, affecté à l’Etat-Major de la 5e Région.

Le 13 décembre 1916, il est affecté à l’Etat-Major du GQG, au 19e Train, puis il sera mis à la disposition du « groupe de l’Avant » au ministère de la guerre..

Il est nommé sergent le 25 décembre 1917, nommé officier d’administration de 3e Classe par décision ministérielle le 2 octobre 1918, puis de 2e classe en 1924. Il ne fut donc pas sanctionné par l’autorité militaire, donc il ne fut pas considéré comme coupable de délit d’initié. 

Placé en congé de démobilisation, il se retire Avenue de Ségur à Paris.

A cette époque l’avenue de Ségur est, déjà, répertoriée dans les « beaux quartiers » parisiens.

Il est possible qu’il n’y vive pas seul. Ou alors la transaction lui a laissé un petit magot qui lui permet une vie agréable.

La description que le Sous-préfet nous donne de la personnalité de Faverot ne correspond pas avec son parcours militaire, qui, bien que modeste n’en est pas moins intéressant dans un environnement tel que celui du Ministère de la guerre.

Ensuite sa vie, pour ce que l’on puisse en connaître, sera plus chaotique.

Il sera condamné par le tribunal correctionnel et aussi en appel entre le 3 mai 1927 et le 30 janvier 1933, à 9 reprises.

Il écopera de 8 à 13 mois de prisons fermes, assorties d’amendes plus ou moins fortes, pour des délits de chèques sans provisions, d’abus de confiance, d’escroqueries, de vagabondage et de vols.

Eugène, Louis, Philippe Mutignon, le banquier : 

Un certain Lombardini l’aurait présenté à Faverot. De Mr Lombardini nous ne savons rien. 

Mutignon, Eugéne, Louis Philippe est né le 28 mars 1865 dans le 2e arrondissement de Paris.

Monsieur Mutignon, semble s’être spécialisé dans le financement des Société coloniales.

On trouve sa trace dans les conseils d’administrations de la Société Anonyme des Mines d’Or de Watana (Royaume de SIAM); du Crédit Foncier Colonial; dans celle des Phosphates de Dyr en Algérie. Toutes ont connu des relations conflictuelles avec la justice.

Après la guerre, il s’associe avec une vieille connaissance des conseils d’administration des sociétés coloniales,  un certain Albert Abraham Del Porto de la maison de coulisse Castelbolognesi Del Porto et Cie, puis A. Del Porto et Cie.

En terme de bourse, les entreprise de coulisse, ou les coulissiers, étaient des financiers qui faisaient office d’agents de change. Ils n’étaient pas reconnus comme tels par la loi et par les courtiers. Mais ils étaient tolérés.

Le « Parquet » était réservé aux agents de change. La coulisse devait se contenter du « petit parquet » spécialisé dans la rente, et presque exclusivement du « 3% ». « La coulisse était une succursale du parquet pour les affaires exclusivement dites de jeu ».

De leur association, naîtra une maison financière dénommée Léon, Mutignon et Cie dont le siège social est,10, rue de Chaussat à Paris.

Ensemble, ils créeront une entreprise de pèche et une chaine de poissonnerie, qui très vite deviendra douteuse.

En 1930, Mutignon est nommé Président du Conseil d’Administration de la Compagnie des Phosphates du Dyr. Il décède en 1931.

Son parcours, et il ne s’agit ici que d’une partie, atteste que Mutignon est un homme rompu aux montages financiers ainsi qu’aux affaires plutôt louches.

Charles, Guillaume Bac, l’ industriel :

Il est né en 1857 et décédé en 1934.

Son père était un ouvrier. Il deviendra un industriel par la création dans Paris, de la Maison Bac, une fabrique de porte-plumes, d’encriers et de plumes. Son affaire prospère et avec sa famille il s’installe à Ivry.

En 1890, son fils Charles, - celui de l’affaire Boisgenceaux- agrandit l’entreprise paternelle par l’adjonction d’une fabrique d’oeillets métalliques : la Manufacture d’Oeillets Métalliques.

Les oeillets métalliques consolident les trous faits dans le cuir, les chaussures, les étoffes, les bâches, les corsets de femmes. Ils sont aussi utilisés pour les équipements industriels et militaires. Ils permettent de passer lacets, cordages, attaches etc.,

C’est, aussi, une entreprise prospère. Elle utilise un nombre important de machine outils, en particulier des presses spéciales pour emboutir les oeillets. Elle emploie 245 salariés.

En 1899, la Maison Bac fusionne avec la Compagnie Française. Cette entreprise installée à Boulogne sur Mer produit les plumes Sergent Major. La Maison Bac déménage à Boulogne sur Mer.

La manufacture d’oeillets reste à Ivry. Elle devient la Manufacture Française d’Oeillets Métalliques. 

Cette entreprise marquera l’histoire de la ville.

En 1905, elle devient une filiale du monopole international Américain United Shoe Machinery Corporation qui a investi le secteur du cuir et de la chaussure et dont la spécialité est de louer en leasing des machines-outils destinées à la fabrication des chaussures mais aussi pour diverses activités notamment forestières.  

Elle passera de substantiels contrats avec le gouvernement fédéral américain pour équiper l’armée  de Pershing.

On peut émettre l’hypothèse que Bac a gardé des contacts avec la direction américaine de United Shoe et que par ce canal, il est parfaitement informé des besoins de l’armée américaine.

La fortune de Guillaume Bac est bien, comme le dit la rumeur, une fortune industrielle. Il est aussi un homme d’affaires avisé, qui évolue comme Mutignon dans le milieu fermé de la banque et de l’industrie.

Une juteuse réquisition ?

Dans son questionnement le sous-préfet, laisse entendre que la réquisition pouvait être avantageuse pour le propriétaire de « Boisgenceaux » et que les bailleurs de fonds de Faverot ont profité de renseignements recueillis par ce dernier au Ministère de la Guerre pour acheter sur l’heure.

Peut être !

A la date de la vente, le tarif de base du mètre cube de bois était fixé à 120 Francs. Il sera augmenté de 20 Francs au 1er Avril 1918. (Je renvoie le lecteur à l’annexe ci-dessous, traitant succinctement de la gestion et des tarifs des bois). Le tarif de base est le résultat d’une négociation entre le Ministre de l’armement et des productions de guerre, Albert Thomas, et le syndicat professionnel des industriels forestiers. 

Nous ne connaissons pas le nombre de stères qu’il était possible de tirer de la forêt de Boisgenceaux.  Il est donc impossible d’en déterminer le rapport. De plus les « prix de base » variaient en fonction des essences, de la qualité du bois, de la circonférence pour ce qui est des grumes, de la nature de la transformation, etc….

Néanmoins, la fixation d’un prix de base imposait aux marchands de bois de tenter d’acheter à un prix inférieur, pour tirer des coupes le bénéfice maximum. 

Une hypothèse n’est pas à exclure, celle de propositions d’achat du domaine à des prix bien plus bas que n’en escomptait Mr Bac..

Le sous-préfet n’écrit-il pas dans son rapport que plusieurs candidats dont le Génie américains, s’étaient présentés pour achat.

Si s’était le cas, Mr Bac avait interêt à la réquisition  qui aurait été payée par le gouvernement sur la base de l’évaluation de la forêt, faite par les Eaux et  Forêt au plus   juste prix. C’est ce qu’il attendait.

La rumeur ne dit-elle pas que c’était une très belle forêt !


Qu’est devenu le domaine de Boisgenceaux ?

La création de la SA. « Centrale Agricole » :

Dans les premiers jours de Janvier 1929, Mr Mutignon dépose chez le Notaire parisien Paul Cousin les statuts, établis sous seings privés le 25 novembre 1919, de la société anonyme dont il est le fondateur : la SA. Centrale Agricole.

Le siège social est situé 10, rue de Chaussat à Paris.

L’objet de la société est en général l’achat et la vente, l’échange, l’affermage, la prise à bail, la location, l’exploitation de tous les immeubles ruraux ou urbains.

Le capital social est de 2 570 000 francs, composé de 5140 actions de 500 francs chacune.

La SA Centrale Agricole rassemble huit actionnaires dont deux principaux.

Le capital de 5140 actions est entièrement libéré par deux apports en nature et 6 souscripteurs.  

Le premier apport en nature à hauteur de 1374 actions entièrement libérées est constitué de plusieurs biens immobiliers. Il est réalisé par Mr Albert Abraham Del Porto.

Cet apport se compose de :

  • la forêt du Theil dans la commune du Theil en Ille et Vilaine pour un peu plus de 417 hectares,
  • du domaine de Mont à Rebours  au Château de Gaudelain, communes de Gaudelain et de St-Denis sur Sarthou dans l’Orne, comprenant une dizaine de lots de terre de taillis, de bois, d’étang, pour une surface d’un peu plus de 67 hectares,
  • et la ferme Bel Air, située sur les mêmes commune, composée de labours et de pâtures pour une surface d’un peu plus de 27 hectares.

Le deuxième apport à hauteur de 3736 actions, est celui de Mutignon. Il est constitué par le domaine de Boisgenceaux, constitué de la totalité des lots qu’il rassemblait lors de l’achat à Faverot, pour une superficie de 854 hectares. Il n’est pas fait mention de la forêt, dans l’acte, mais de bois, de taillis etc..

A noter que le domaine de Boisgenceaux a pris de nouveau de la valeur. Vendu par Bac 1 200 000 francs à Faverot, puis 1 400 000 par Faverot à Mutignon, il est évalué pour la constitution de la société à 1 860 000 francs.

Si de surcroît, la forêt réquisitionnée a été exploitée en coupe au tarif de base en vigueur, on imagine les potentialités de gains financiers..

Les 36 actions restantes, de 500 francs chacune, sont souscrites par 6 acheteurs dont le banquier Linger chez qui est déposé le capital, et Mutignon. Tous sont Parisiens. 

C’est une SA très fermée dont Mutignon est élu Président. 

On retrouve donc les deux compères des sociétés coloniales. 

Le dépeçage du domaine est entrepris..

  • Une première vente d’un lot du domaine de Boisgenceaux  le 28 novembre 1924. La Centrale Agricole, par son président Mutignon, vend pour 5000 francs, la locature du  Paradis, le jardin et de la terre pour une superficie de plus d’un hectare à Edmond Gueniot, le régisseur qui refusa de réceptionner l’ordre de réquisition. La vente se fait chez le Notaire Barat.
  • La deuxième vente intervient, toujours chez maître Barat, le 26 décembre 1924. Mutignon vend à Monsieur Louis Jean Charles Ribodeau-Dumas, le Château et ses dépendances, la maison du régisseur, le ferme du Mesnil, la petite ferme du Mesnil, le bois de la Reinerie et l’Etang Chevrier, pour une superficie de 231 hectares 40 ares et 90 centiares, le tout pour 450 000 francs. 

Le dépeçage du domaine a commencé.

Du sang et de l’argent…

Quoiqu’il en soit de cette « transaction » dont nous ne connaîtrons peut être jamais la réalité dans sa totalité, elle reste un exemple connu, dans le département, des pratiques de spéculation que la période de guerre favorisa.

La guerre n’a pas fait que des victimes humaines. Elle a permis que certains engrangent de substantiels bénéfices.

Tous ces « affairistes » agissant, bien entendu, le coeur sur la main, pour la défense de la Patrie.



Demandez-vous belle jeunesse

Le temps de l'ombre d'un souvenir

Le temps de souffle d'un soupir


Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

….. chantait Jacques. Brel






Armand VILLA

22 Janvier 2018



Annexe

En ce début de XXe siècle, l’utilisation du bois d’œuvre est généralisée.

Il est utilisé dans une multitude d’activités industrielles : bâtiments, mines, transports, pâte à papier, etc.. à la ville et dans les campagnes.

Il est aussi utilisé comme un produit énergétique, pour le chauffage domestique à la campagne notamment. 

En 1913, la France en consomme 12 millions de mètres cubes environ, elle en produit 8 millions.

Elle en importe environ 4 millions depuis la Suède, la Norvège, l’Autriche-Hongrie, et l’Amérique. 

Cela représente un marché de 600 millions de francs importations comprises. 

La guerre va bouleverser le marché du bois, mais aussi l’exploitation de la forêt ainsi que son entretien. 

Les besoins en bois sont colossaux. 

La forêt sera, pour l’armée française et les alliés une source de bois, et dans les combats, un lieu stratégique.

Pour certains propriétaires forestiers, marchands, affairistes, elle deviendra une source de profits et de spéculation. 

Imprévision, anarchie, concurrence : 

Selon les stratèges de toutes natures, la guerre ne pouvait être que courte. 

En conséquence, rien n’avait été envisagé quant à la gestion des besoins des armées en bois de différentes essences.

Les approvisionnements constitués en temps de paix et, le cas échéant, quelques prélèvements sur les stocks commerciaux existants devaient suffire. 

Toutes les prévisions furent déjouées. 

L’installation dans la guerre de tranchées nécessita une quantité énorme de bois.

Les statistiques fournies par l’ONF nous permettent de mesurer le niveau des besoins :

• 1 km ² de front en forêt exige 3.000 tonnes de bois pour le seul aménagement des ouvrages 

• pour 10 m linéaires de tranchée, il faut 1 stère de bois

• pour construire 1 abri d’infanterie, il faut 5 à 20 stères de bois.

Toujours selon l’ONF, l’armée emploie de 1914 à 1915, 6 millions de m3 de bois.

Les stocks commerciaux privés furent très rapidement insuffisants.

Les sapeurs forestiers étaient mobilisés, les bucherons aussi, et nombre de scieries qui avaient été fermées. 

Il fallu importer du bois. Du fait de la guerre les importations par voies maritimes devenaient aléatoires. La guerre sous-marine aggrava la situation.

Mais plus encore, c’est l’anarchie qui régnait dans l’approvisionnement qui favorisa l’apparition de crises graves dans l’approvisionnement et la gestion des bois.

En effet, chacun des services des différentes armes, le Génie, l’Artillerie, l’Aviation assurait ses achats propres de bois d’essence tendre ou dure selon ses spécificités.

Les besoins étaient multiples : l’Intendance utilisait du bois de chauffage et pour la cuisine; le Génie des essences tendres et dures notamment pour les traverses de chemin de fer et les manches des outils; l’Artillerie du bois d’essence dure pour les canons, les crosses, l’Aviation des bois spéciaux pour les fuselages et les hélices.

Les armées du front, aussi effectuaient leurs propres achats.

Ainsi, les acheteurs militaires des différents services de l’armée se retrouvaient tous sur les zones boisées de l’intérieur et rencontraient les mêmes intermédiaires, les mêmes marchands ou industriels du bois.

Il en résulta une concurrence effrénée, une hausse continuelle des prix. 

Les priorités militaires passaient au second plan. Le plus offrant était le premier servi.

La concurrence entre les services de l’Artillerie et ceux de l’Aviation sur le bois de noyer déboucha sur une crise aggravée par l’intervention de puissants acheteurs anglais qui travaillaient pour le « War Office ».

Il était urgent de mettre de l’ordre.

Une première réforme intervint le 19 mai 1915 avec la création du « Centre d’approvisionnement du bois ».

Tout ne fut pas réglé pour autant. Il fallu attendre l’année 1917 pour rationaliser l’approvisionnement en bois de l’armée.

Au début de l’innée 1917 la situation était la suivante :

  • les achats et fournitures de bois d’essence tendre étaient assurés par le « Centre des bois » du Génie militaire. Le Génie s’occupait aussi des bois spéciaux notamment pour l’Aviation;
  • les achats et fournitures des bois d’essence dure, et les bois spéciaux étaient assurés par un service rattaché à La Direction Générale des fabrications de l’Artillerie qui dépendait du Ministère de l’Armement et des Fabrications de Guerre. 

Cette organisation permettait un début de rationalisation de la gestion des bois mais pour autant elle ne permettait pas de coordonner les divers services acheteurs de bois.

Les alliés, notamment les Britanniques, concurrençaient les services acheteurs français. Ils avaient des velléités d’installer, sur le territoire national, de grandes exploitations forestières dans les forêts françaises.

Concentration et rationalisation :

C’est le décret du 3 Juillet 1917 qui mit fin cette situation anarchique.

Il porte création du « Comité Général des Bois » sous la Présidence du Ministère de l’Agriculture, composé de divers ministères, de spécialistes des eaux et forêts et des Industriels et Commerçants du bois. Ce comité est assisté d’une « Inspection Générale des Bois » rattachée au Ministre de l’armement et et des fabrications de Guerre. L’inspection est dirigée par un Général de Division.

La compétence du comité est étendue. Il examine toutes les questions relatives à l’exploitation, le commerce et l’industrie du bois.

Il est organisé sur le base de Services Centraux et de 9 Services Régionaux, dont un à Orléans.

Les services Régionaux sont subdivisés en « Centres de Bois », eux même subdivisés en « Circonscriptions de Bois ».

Chaque centre et circonscription avaient ses scieries en régie, ses chantiers, ses dépôts, ses exploitations directes.

Les Centres et Circonscriptions étaient dirigés par des Officiers des Eaux et Forêts mobilisés, avec le grade de Chefs de Bataillons ou de Lieutenant-colonel.

Des compagnies de Sapeurs Forestiers y travaillaient.

Les tarifs pratiqués :

La fixation des tarifs donna lieu à de nombreuses et complexes tractations entre le Ministre de l’Armement et des Fabrications de Guerre et les fournisseurs professionnels de bois regroupés en un syndicat. 

Pour la période qui couvre l’affaire de la vente du Domaine de Boisgenceaux, le système de tarif applicable étaient schématiquement le suivant :

« Il partait d’un prix de base se référant à la fourniture d’un mètre cube de bois de sciage dit de petite charpente, de sapin ou d’épice,, rendu sur wagon, quai départ ».

Le tarif de base était, le 7/2/1917, initialement fixé à 100 francs,.

Sur ce tarif s’appliquaient des plus-value ou des moins-values, selon les essences.

Pour tenir compte des différentes hausses, notamment du coût de la main d’oeuvre et des transports, sous la pression des syndicats professionnels, le tarif de base fut augment le 10/10/1917, de 20 francs; il passera à 120 francs et les moins values furent supprimées.

Le 1/4/1918, il fut augmenté de 20 francs et passa à 140 Francs.

Les tableaux ci-dessous donnent les prix d’achat en usage au 1 novembre 1916 de 4 essences en fonction de la qualité et de la circonférence des arbres.

Il s’agit de grumes.

Ils sont donnés à titre indicatif car ils permettent de se forger une idée sur la valeur du bois pendant cette période.

Noyer

Circonférence

Prix m3 (Frcs)


1,20 m à 1,38 m 

125

1,40 m à 1,68 m

155

1,70 m à 1,88 m

175

1,90 m à 1,98 m

190

2 m à 2,08 m

215

2,10 m et au delà

250

Chêne

Circonférence

1e qualité 

en Francs

2e qualité

en Francs

3e qualité 

en Francs

1 m à 1,48

130

90

70

1,50 m à 1,79

140

100

80

1,80 m à 1,99 m

150

110

90

20m et au delà

170

130

110

Frêne

Circonférence

1er qualité

en Francs

2e qualité 

en Francs

0,80 m à 1,18

115

100

1,20 m à 1,48 m

140

120

1,50 m à 1,78, m

160

140

1,80 m et au delà 

180

160

Orme

0,80 m à 1,18 m

80

60

1,20 m à 1,48 m

90

70

1,50 m à 1,78, m

110

90

1,80 m et au delà 

130

110


Sources :