Contribution-témoignage au colloque de l'Institut d'Histoire de la Fédérations CGT des Services Publics des 12 et 13 septembre 2019

Thérèse GALLO-VILLA (anciennement HIRSZBERG) Secrétaire de l’UGFF (1970-1978) Secrétaire Générale (1978-1992)

Mesdames, Messieurs,


Avec mes camarades dirigeants des Fédérations des Services Publics, de la Santé et des PTT, j’ai été un acteur direct de la période du premier gouvernement de la gauche en 1981 et des négociations des lois sur le nouveau Statut Général des Fonctionnaires ainsi que sur celles relatives à la décentralisation, pour ne citer que les plus structurantes.

Comme il était de tradition, c’était l’UGFF qui coordonnait cet ensemble appelé alors dans la CGT, les Fédérations du Secteur Public, à coté de celles dites du Secteur Nationalisé.

Je fus donc particulièrement impliquée.

Ma communication sera articulée autour des aspects qui me paraissent les plus marquants.

Elle est un témoignage. Elle a donc forcément une part de subjectivité que je revendique et assume. Mais les faits narrés sont eux des données réelles. ils sont donc un matériau pour l’histoire sociale de ces années là.

Libre donc à vous d’avoir votre propre grille de lecture sur ce qui va suivre.


1 / La charnière des années 1978/1979 :


Plusieurs événements de cette année vont avoir d’importantes conséquences.


A / La partition, au printemps, de la Fédération des Services Publics qui donne naissance à une Fédération de la Santé et une nouvelle Fédération des Services Publics.


Cette modification de la structuration syndicale traduit des évolution de fond sur la place des personnels de la santé au sein des services publics, l’émergence de ceux des départements et des régions aux cotés des communaux au sein de collectivités territoriales au rôle grandissant.


B / Le renouvellement des secrétaires généraux et d’une bonne partie des directions des quatre composantes.


Ce fut le départ de la génération d’après-guerre.

Un quadra, Louis Viannet aux PTT et futur secrétaire général de la CGT.

Trois trentenaires (dont une femme, ce qui était encore rare) : Bernard Désormières à la Santé Alain Pouchol aux Services Publics et moi.

Quatre « potes » dirait-on aujourd’hui.

Sans concurrence d’égo.

Habitués et aimant travailler ensemble.


C / Les évolutions convergentes de l’UGFF et de la Fédération des Services Publics :


Leurs congrès opèrent des rapprochements de positions essentiels pour le proche avenir.

L’UGFF pousse son analyse non seulement sur l’Etat mais sur l’ensemble de l’édifice institutionnel en actant le rôle majeur des collectivités et elle amorce un positionnement favorable au concept décentralisation. Ces évolutions vont amplifier les désaccords d’orientation en son sein, autour d’un courant « étatiste et centralisateur » où se rejoindront le vieux syndicalisme réformiste des fonctionnaires et une partie des militants se réclamant du marxisme. Mais c’est une autre partie de l’histoire.

La Fédération des Services Publics adopte, elle, les principes fondamentaux du système de la carrière : recrutement par concours, séparation du grade et de l’emploi. Cela constituait pour elle une révolution copernicienne. Il fallait continuer à convaincre le corps militant d’autant que les élus des collectivités, de tous bords, vivaient le recrutement par concours et un encadrement statutaire des promotions comme une perte de pouvoir transformée, bien sûr, en atteinte à la libre administration des collectivités alors que leurs pratiques favorisaient clientélisme politique et népotisme familial ou autre.


2 / 1978-1981 : une période intense de réflexions et propositions :


On sentait que le changement politique se profilait à l’horizon.

Les espoirs des militants et des personnels étaient puissants dans un secteur qui, à l’époque, était largement acquis aux partis de gauche, très majoritairement au PS.

Les illusions sur l’ampleur et le sens des réformes qui seraient entreprises, dominaient.

Mais ces espoirs ont, à leur manière, marqué les Fédérations du Secteur Public qui impulsèrent une authentique et intense activité « intellectuelle ».

il fallait se préparer au changement pour être en mesure de faire prendre en compte nos revendications.

Nous avons approfondi toutes les questions concernant la Fonction Publique.

Une particulièrement mûrissait : c’est ce que nous commencions à définir comme « la fonction publique institutionnelle », c’est à dire l’ensemble constitué par l’Etat et les collectivités locales, relevant du suffrage universel, entité spécifique au sein du secteur public.

Nous avons avancé des propositions pour le renforcement des droits et garanties des personnels ; élaboré un projet de nouvelle grille indiciaire qui voulait prendre en compte les évolutions du système éducatif et l’élévation du niveau de formation des personnels ; rédigé une proposition de loi pour la titularisation des non-titulaires ; innové pour des libertés plus affirmées des personnels, etc.

Et, c’est à souligner, nous avons mis en avant et réfléchi à une démocratisation de la Fonction Publique pour être mieux au service des usagers-citoyens et en faire des acteurs directs.

Nous étions convaincu qu’il fallait inverser la bonne vieille démarche du syndicalisme des fonctionnaires qui consistait à définir, LUI, les revendications concernant le service public et demander, ENSUITE, aux usagers-citoyens de les soutenir.

De cette période foisonnante, un constat à méditer : c’est fou ce que l’on peut imaginer et réaliser, avec rapidité et créativité, dans les périodes « montantes » de l’histoire !


3 / 1981-1984 : l’indépendance syndicale face à un gouvernement des partis de gauche.


J’étais, avec d’autres camarades qui se reconnaîtront, très lucide sur la suite des événements.

La prochaine victoire de Francois Mitterand était certaine.

Nous avions épluché les programmes, et surtout les financements prévus pour la Fonction Publique par les principaux candidats* et donné publiquement notre opinion.

La perpective d’une participation du PCF au gouvernement ne nous soulevait pas d’enthousiasme.

Pour reprendre une expression chère à Henri Krasucki, nous savions « les yeux grands ouverts » que nous entrions dans une période compliquée, voire même tourmentée.


A / Une position sans ambiguïté des Fédérations du Secteur Public : « Nous jugerons sur les actes ».


Après les élections législatives de juin 1981, nous nous retrouvions donc avec un gouvernement d’Union de la Gauche comprenant quatre ministres communistes, tous à des ministères ayant en charge des services publics, tous à des ministères avec des syndicats CGT représentatifs, même très représentatifs !

Pour faire bon poids, celui de la Fonction Publique avait pour directeur de cabinet René Bidouze, mon prédécesseur au secrétariat général de l’UGFF.

La position des Fédérations CGT du Secteur Public fut sans ambiguïté et d’une totale constance.

On peut la résumer ainsi : nos Congrès seront notre boussole pour approuver ou désapprouver les mesures gouvernementales et qu’on ne compte pas sur nous pour trouver positif avec la gauche au pouvoir ce que nous jugions négatif sous la droite !

C’est le respect de ce principe base pour nous de l’indépendance syndicale qui nous a conduit à ne signer aucun accord salarial.

Le seul document avec notre signature fut une espèce d’agenda sur les futurs sujets à discuter ! Cela ne « mangeait pas de pain » comme on dit et cela nous mettait à l’abri d’être taxés d’irréductibles !

Nous refusâmes aussi d’inviter le Ministre de la Fonction Publique au Congrès de l’UGFF en janvier 1982, malgré une insistance appuyée : on n’invite pas son patron à venir faire la promotion de sa politique !


B / Les pressions exercées par le Ministre de la Fonction Publique :


Le ministre Anicet Le Pors a, durant toute la période de ses fonctions, ignoré les Fédérations CGT, alors qu’il démultipliait contacts et rencontres avec FEN, FO, CFDT, etc.

Il a systématiquement tenté de les contourner en s’adressant directement au Bureau Confédéral, bien évidemment si possible au Secrétaire Général de la CGT lui-même pour que soient ramenées au bercail, les brebis égarées dans une opposition portant atteinte à l’image de marque du ministre ; ou pour obtenir que la Confédération passe outre les positions des Fédérations et s’exprime elle-même sur les questions de la Fonction Publique.

Me croirez-vous, si j’affirme ici, que le Ministre de la Fonction Publique n’a jamais eu un entretien téléphonique avec moi sur un des dossiers en cours ?

Je témoigne sur l’honneur que ni le Bureau Confédéral de la CGT ni son Secrétaire Général n’essayèrent d’influencer les analyses et les positions des Fédérations CGT de la Fonction Publique.

Je témoigne aussi qu’il n y eut ni doute ni débat entre dirigeants des Fédérations CGT sur notre souci commun du maintien de l’indépendance syndicale.

Cette unité de pensée et de comportement se vérifiera à nouveau lorsque Anicet Le Pors, en pleines négociations sur le Statut des Fonctionnaires, nous fera « traduire » Alain Pouchol et moi devant le Bureau Politique du PCF pour obtenir que ce soit, cette fois, le parti politique qui ramène à la raison le syndicat, au travers de ses principaux dirigeants, dont nul n’ignorait qu’ils étaient communistes.

Il en fut pour ses frais car le Secrétaire Général du PCF, Georges Marchais, conclura cette réunion en priant le ministre de respecter les positions des syndicats, donc celles de la CGT.


C / L’enjeu de la réforme du Statut Général des Fonctionnaires :


a / Code ou Statut :


La réforme du Statut général des Fonctionnaires fut la principale dans la fonction publique de cette période 81-84.

Elle donna lieu à un véritable bras de fer avec le ministre qui voulait imposer un Code.

Nous voulions un Statut.

il ne s’agissait pas pour nous d’un débat sémantique mais d’une question de fond.

Le mot statut portait pour les personnels une dimension identitaire forte.

C’était lui qui fondait un sentiment d’appartenance à un collectif structuré sur des valeurs et des principes, produits de notre histoire nationale : le service de la Nation et de la République, l’application égalitaire de la loi à tous les citoyens, des droits et obligations faisant du fonctionnaire un citoyen et non un serviteur, etc.

Un Code n’était qu’une addition de normes, devenant un Code de plus : de la route, de l’urbanisme, etc. banalisant le fonctionnaire au niveau précisément d’une simple ressource ou domaine d’activité.

Ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que sur cet enjeu, ce sont reconstitués les clivages historiques du syndicalisme des fonctionnaires : CGT, FEN, FO, FASP ( une partie de la CGC ) se sont regroupées comme au temps de la CGT unifiée autour de l’exigence d’un statut, face au groupe CFDT-CFTC qui ne voyait pas d’un mauvais oeil tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, affaiblissait le supposé particularisme des fonctionnaire et les aurait rapprochés de la situation des salariés du privé.


b / Un projet CGT pour les négociations :


Bons connaisseurs de notre passé et nous voulant comme on dit « force de proposition », nous avions élaboré de A à Z un projet de Statut, comme l’avaient fait nos prédécesseurs en 1946. L’UGFF d’alors et le cabinet du ministre Thorez s’échangeaient leurs copies respectives, préparatoires aux séances de négociations.

Nous avions beaucoup travaillé.

Je vais y revenir ci-dessous.

Cette initiative des Fédérations CGT fut considérée comme un crime de lèse majesté au regard du Ministre.

Je n’oublierai jamais la réunion d’affrontement avec son directeur de cabinet, pourtant mon « père » syndical, chargé de nous remettre à notre place et de nous faire comprendre que seul le ministre devait être à l’initiative et tout diriger !

Nous ne nous en laissâmes pas conter !


c / Les fondements du Statut :


Faire triompher les principes du système de la carrière pour les personnels de la fonction Publique territoriale ne fut pas chose simple.

Mais c’était pour nous un vrai casus belli avec le nouveau gouvernement.

Celui-ci a enfin accepté le recrutement par concours lors d’une rencontre fort tardive, un 23 décembre, d’une délégation conduite par H. Krasucki avec le Premier Ministre Pierre Mauroy qui comprit que la CGT ne céderait pas sur ce point capital.

Le rassemblement des forces syndicales citées plus avant a été décisif pour imposer un Titre I commun aux quatre grands secteurs concernés.

Cet énoncé de droits et garanties était le socle commun pour des mesures égalitaires entre versants de la Fonction Publique.

Certes notre projet CGT était un Statut unique avec une large assise de dispositions communes et ne traitant dans des chapitres particuliers aux territoriaux et à la santé que des aspects stricto sensu spécifiques à ces secteurs.

Nous voulions au maximum favoriser les mobilités non seulement au sein de l’Etat mais tout autant entre Etat et collectivités.

Un fonctionnaire, recruté par des concours communs, formés dans des écoles communes, devait pouvoir être affecté partout sur la base de ses corps et grade.

Il devait être aussi « noble » de servir une commune, un département, une direction départementale ministérielle ou une administration centrale.

Le décalage dans le temps des négociations sur les différents titres a contribué aux reculs de leurs contenus, au fur et à mesure des renoncements du gouvernement de la gauche.

Mais, l’essentiel avait pu être maintenu et des avancées obtenues, notamment dans le domaine des droits des fonctionnaires.

Le nouveau Statut était aussi une reconnaissance de la place acquise en cette fin de XXe siècle par les collectivités territoriales.


4 / Le projet sans suite d’une réorganisation du syndicalisme CGT des Fonctionnaires :


Les directions de l’UGFF et de la Fédération des Services Publics, à l’initiative de leurs secrétaires généraux, élaborèrent et mirent en débat en leur sein un projet de regroupement-fusion de leurs organisations.

Deux données majeures commandaient à leurs yeux ce projet :

- le nouveau Statut et le besoin de le « faire vivre » pour consolider les droits, solidariser les personnels, faire reculer les corporatismes de toutes natures, affirmer les personnels de la fonction publique institutionnelle.

- la décentralisation en cours dont il relevait pour nous de l’évidence qu’elle modifiait fondamentalement les rapports Etat/Collectivités et les rapports quantitatifs entre effectifs Etat/Collectivités.

Ce projet fut adopté par nos Congrès en 1985, au Mans, volontairement tenus l’un dans la foulée de l’autre.

Mais, les choses n’allèrent guère plus loin.

Les corporatismes notamment au sein de l’UGFF étaient bien trop puissants !

Les préjugés à l’encontre des personnels des Collectivités et vice-versa, étaient vivaces.

La tendance des personnels à se mouler sur leurs services et missions n’épargnait pas, hélas, les syndicats, y compris la CGT.

Des siècles de centralisme étatique avaient modelé les esprits et les comportements de part et d’ autre, surtout du coté de l’UGFF au sein de laquelle les oppositions à la décentralisation étaient affirmées.

Reconnaissons-le : pour aussi juste qu’il aie été, ce projet venait « d’en haut ». Il était décalé par rapport aux militants qui ne s’investiront pas dans sa réalisation.

Ce projet était trop en avance sur les consciences.

il n’enthousiasmait pas non plus la Confédération et certaines Fédérations du secteur privé qui sous-estimaient le rôle de la Fonction publique par rapport au secteur productif et craignaient la constitution d’une force syndicale « de cols blancs » importante au sein de la confédération.

il fut un beau rêve syndical mort-né qui m’a laissé un goût amer.


                                                            

….Près de quarante ans après, la privatisation des garanties des fonctionnaires est largement réalisée comme la privatisation des services sur les deux versants de la fonction publique institutionnelle.

Les conceptions et dogmes libéraux sur les « services » se substituent sans retenue aux principes fondateurs du « service public à la française ».

Rentabilité, concurrence, évaluation, résultats, diminution de la dépense publique, service universel, c’est à dire, minimum ..deviennent les maitre-mots d’administrations et institutions en cours de déshumanisation avancée via le numérique et qui ont été désarmées pour faire face aux défis écologiques.

Aux générations actuelles, le devoir de repenser et reconstruire les formes de la prise en charge collective des besoins sociaux et de nouvelles garanties pour ceux qui ne s’appelleront peut-être plus des fonctionnaires.

A la mienne, parce qu’elle fut intimement impliquée, de s’interroger en conscience, sur les causes de ce désastre.